7e leçon : Cultures nationales : trois grandes enquêtes sur leur existence
23. TAUX DIFFÉRENTIEL DE NAISSANCES ILLÉGITIMES EN EUROPE ET AUX ÉTATS-UNIS
L’information que nous allons donner maintenant s’est construite à partir de données statistiques. Chaque individu tout en étant libre se situe dans un environnement humain dont il tient le plus souvent compte. Ailleurs le même individu agirait librement autrement. Mais, dans le contexte social et culturel précis de son appartenance nationale, c’est ainsi que lui et d’autres vont agir. D’où l’effet statistique différentiel.
Prenons des caractéristiques culturelles pour lesquelles nous disposons de statistiques régulières. On les trouvera par exemple dans le domaine de la démographie ou les caractéristiques culturelles fondamentales ne manquent pas telles que “âge au mariage”, “nombre d’enfants”, “taux de divorces”.
Choisissons l’une d’elles : le pourcentage de naissances hors mariage. Il met bien en lumière des différences pas toujours soupçonnées bien qu’elles concernent douze puis quinze pays européens tout à fait proches les uns des autres. Ainsi que par ailleurs, les États-Unis.
Les données du premier groupe d’études sont celles du Conseil de l’Europe. Sous le titre “Comparer les questions familiales en Europe”, elles sont présentées par Claude Martin dans l’ouvrage d’Irène Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui (1). Pour les États-Unis, les données sont celles de l’enquête sociale globale (General Social Surveys, 1972-1998) (2)
Dans l’évolution des résultats européens, entre 1987 et 1992, en allant des taux les plus faibles vers les taux les plus forts, trois ensembles de pays peuvent être distingués .
Le premier ensemble, remarquable par ses faibles pourcentages, comprend par ordre croissant : la Grèce (1,8/2,6) , l’Espagne (3,9/10,0), la Belgique ( 4,1/12,6), l’Italie 5,8/6,7).
Le second ensemble, intermédiaire, comprend : les Pays-Bas (9,3/12,4) l’Allemagne fédérale (9,7/11,6), l’Irlande (10,8/18,0), le Luxembourg (11,0/12,7), le Portugal (13,3/16,1).
Le troisième ensemble se distingue par ses forts pourcentages. Il comprend, par ordre croissant : la Grande-Bretagne (22,9/30,8), la France(24,1/33,2) et le Danemark (44,5/46,4).
Plusieurs remarques s’imposent :
1) D‘abord, du fait du passage à l’Europe des quinze donnons les taux des trois pays nouvellement entrés dans “L’Europe”. Ils se situent tous dans le troisième ensemble où les pourcentages sont élevés. L’Autriche : 25,2. La Finlande : 28,9. La Suède : 49,5.
2) L’écart des conduites entre les quinze pays européens est considérable puisqu’il va d’abord de 18 à 445 naissances hors mariage pour mille naissances, puis de 26 à 495.
3) Claude Martin voit plutôt dans ces résultats l’effet de trois modèles différents mais, nous allons le préciser, avec à chaque fois des exceptions
On a d’abord le modèle méditerranéen (5 pays), dans lequel le taux faible reflète l’influence catholique. L’auteur ajoute à ces cinq pays : l’Irlande, hier encore sous forte influence catholique.
On a ensuite le modèle dit “Europe de l’Ouest”. Pour quatre pays (Belgique, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas), les taux sont moyens, entre 10 et 15 %. L’Autriche (25,2) et la France (33,2) y font figure d’exception dans la mesure où leurs taux se rapprochent de ceux du troisième modèle dit anglo-scandinave.
Dans ce modèle, le taux des pays va de 30 à46 %. C’est que du Sud au nord de l’Europe, la christianisation s’est faite de plus en plus tardivement. Les pays du nord ont donc été infiniment moins soumis à l’influence catholique. Ils sont d’ailleurs devenus des pays protestants.
4) Si tous les pays sans exception voient leurs taux s’accroître, c’est vraisemblablement dû aux évolutions globales des mœurs modernes y compris aux progrès de la contraception que la France avait mis en œuvre, à la façon de l’époque, dès le 18e. Ces évolutions accompagnent la diminution de l’influence religieuse.
5) Les États-Unis relèvent bien d’un modèle proche du modèle anglo-scandinave. Certes, en 1960, le taux de naissance hors mariage est encore faible : 5, 3 %. Mais en 1985, il atteint 22%. En1990 : 28 %. Et, en 1996, il se retrouve à 32,4 %.
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Ces résultats doivent être bien interprétés. En réalité, les deux thèses extrêmes – celle qui postule l’immuabilité des cultures et celle qui postule leur transformation rapide – sont toutes deux inexactes. D’une part, nous l’avons vu, tous les taux de naissances illégitimes sont en hausse dans les pays européens ainsi qu’aux États-Unis. Il y a donc là une évolution générale. Cela montre qu’un même ensemble de forces est à l’œuvre parmi lesquelles on peut souligner la conjonction des développements poursuivis de l’urbanisation et de l’évolution des mœurs liée à la régression de l’influence religieuse. Notons toutefois qu’aux États-Unis, par exemple, le passage d’un taux de 5% à un taux de 32 % prend tout de même une quarantaine d’années. Disons deux générations.
Par contre, la prégnance des orientations culturelles se lit clairement dans le fait que l’ordre dans lequel se situe les taux des pays les uns par rapport aux autres ne se modifie que très partiellement. Si les chiffres nominaux évoluent, un différentiel culturel relativement semblable se maintient. Ainsi, la Grèce est toujours au bas de l’échelle des naissances hors mariage. De même, le Royaume-Uni, la France et le Danemark se rangent
toujours de la même manière les unes par rapport aux autres. Trois cas exceptionnels pourtant : en quelques années, l’Irlande, l’Espagne, la Belgique doublent, voire même, triplent leur taux.
Notes bibliographiques
1) MARTIN Claude, Comparer les questions familiales en Europe”, in Théry I., Couple, filiation et parenté aujourd’hui. O. Jacob, La Documentation française, 1998)
2) SMITH Tom W., L’évolution de la famille aux États-Unis, in Futuribles n° 255, juillet-août 2000, p. 89-99.
3) DEMORGON J. Complexité des cultures et de l’interculturel, 2e éd. augmentée, Anthropos-Economica, 2000
4) PETERS T.J. et WATERMAN R.H. Le prix de l’excellence, Tr. frse, Paris, Interéditions, 1985
5) DEAL T.E. et KENNEDY A.A. Corporate Cultures. The Rites and Rituals of Corporate Life, 1982
6) OUCHI W., THEORIE Z. Faire face au défi japonais, Paris, InterEditions, 1982.
7) MORISHIMA M. Capitalisme et confucianisme, technologie occidentale et éthique japonaise, Flammarion, 1987 (1982).
8) CROZIER M., FRIEDBERG E. L’acteur et le système, Le Seuil, Paris, 1977
9) MAURICE M., SELLIER Fr., SYLVESTRE J.-J. Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne. Essai d’analyse sociétale, PUF., 1982
10) IRIBARNE (Ph. d’) La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales. Seuil, 1989
11) HOFSTEDE G., BOLLINGER D. Les différences culturelles dans le management, Organis, 1987.
12) BAUER M.& BERTIN-MOUROT B. Les 200”, comment devient-on un grand patron? Seuil, 1987.
13) BAUER M., BERTIN-MOUROT B. & THOBOIS P. Les N°1 des 200 plus grandes entreprises, en France et en Grande-Bretagne, C.N.R.S.- Boyden E.S. 1995.
14) BAUER M. & BERTIN-MOUROT B. “Le Recrutement des élites économiques en France et en Allemagne” in Suleyman E. et Mendras H. Recrutement des élites en Europe. La Découverte, 1995.
15) DEMORGON J. L’histoire interculturelle des sociétés. Anhropos-Economica, 1998.
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25. HOFSTEDE ET LES CADRES NATIONAUX DE 53 FILIALES I.B.M DANS LE MONDE
Dans la décennie 80, le chercheur néerlandais Geert Hofstede (11) a voulu lui aussi faire le point scientifiquement sur la persistance des caractéristiques culturelles nationales dans le cadre des fortes cultures d’entreprises mondiales. Pour parvenir à une réponse rigoureuse et convaincante, il mène une vaste enquête par questionnaires sur les cadres, en majorité masculins, des 53 filiales I.B.M. dans le monde.
Il construit des indices culturels révélateurs de caractéristiques culturelles nationales autour de quatre grandes problématiques situationnelles : la distance hiérarchique, courte ou longue – les orientations individualistes ou collectivistes – le contrôle de l’incertitude, faible ou fort – l’orientation plus féminine ou plus masculine. Selon leurs réponses au questionnaire, les cadres des différents pays atteindront tel ou tel niveau dans chaque indice. Cette étude va clairement montrer que la culture d’entreprise n’est pas la même dans toutes les filiales. Il n’y a pas de culture d’entreprise qui puisse faire disparaître la culture nationale. Au mieux, elle se juxtapose à elle. Souvent, c’est plutôt la culture nationale qui remodèle la culture d’entreprise. Dans notre seconde partie, “Domaines etCultures”, c’est par domaines que nous rendrons compte des résultats des quatre indices culturels d’Hofstede. Disons tout de suite que certaines critiques méthodologiques furent adressées à cette recherche dont certaines justifiées. Elles ne remettent cependant pas en cause la démonstration d’ensemble sur l’impact toujours fort des cultures nationales dans les conceptions et les conduites des cadres d’une entreprise fut-elle mondiale. Toutefois, Hofstede n’est nullement hostile à l’idée que les cultures nationales sont elles même prises dans des évolutions. Il recourt volontiers à l’éclairage historique. Il souligne, par exemple, le rôle de l’industrialisation et de l’urbanisation dans la modification des conduites culturelles héritées de l’époque agricole. Mais il met aussi en évidence le rôle des courants culturels historiques plus anciens qui, dans plusieurs pays, n’ont pas encore été modifiés par une industrialisation d’ailleurs tardive.
Il est vrai que depuis l’étude d’Hofstede, en un quart de siècle, la mondialisation s’est encore accrue. Certains se sont interrogés : “Si les conclusions d’Hofstede étaient justes à la sortie de l’étude, en va-t-il de même aujourd’hui ? Hofstede ne va pas refaire une étude d’une telle envergure. Par contre, nous pouvons reprendre cette interrogation avec l’enquête suivante. Celle-ci effectuée au milieu de la décennie quatre-vingt a été reprise dix ans plus tard.
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14e leçon : Sociétés holistes – sociétés individualistes
63. LES ÉTATS-UNIS ET L’ASCENSION INDIVIDUELLE
Wallerstein écrit :
La nation américaine a inventé la possibilité de l’ascension individuelle et en a fait une institution
que le reste du monde lui a reprise”.
Cette invention culturelle se développera plus facilement que partout ailleurs en raison des conditions géohistoriques du pays. Le mélange ouvert d’acceptation des inégalités et de recherche de l’égalité trouve sa résolution dans la liberté offerte à chacun de travailler à sa promotion individuelle. la liberté et l’égalité sont supposées être en synergie et pas en opposition. C’est ce que Myrdal a nommé “le dilemme américain”.
Wallerstein reprend l’expression. Il y voit l’un des moyens les plus efficaces de préserver dans la société américaine “un mélange d’esclavage et de liberté”. Il écrit :
La promotion individuelle légitime la réalité de la polarisation sociale. Elle maintient l’agitation sociale au plus bas niveau en privant la moitié inférieure de la société de nombreux meneurs potentiels pour ses revendications…Elle transforme la quête d’une meilleure existence en concurrence entre les individus”.
Cela ne signifie pas pour lui que l’ascension individuelle ne soit que leurre ou mythe. De toute façon, elle contient une forte charge symbolique universelle. D’un côté, on a une exaltation de la liberté (individuelle) comme absolu des solutions; de l’autre, on est bien obligé de constater l’inégalité persistante et même croissante. Wallerstein voit dans ce dilemme américain “la combinaison d’une hybris démesurée et d’un sentiment de culpabilité profondément calviniste.” Ce fut, pour lui, tout au long de l’histoire “le pain quotidien des Américains de toutes origines et de toutes confessions”. Il précise :“Au cours de notre passé depuis 1791 – ou 1776 ou 1607 – jusqu’à 1945, la liberté a été une vraie bénédiction mais aussi un fardeau moral parce que, jusqu’à présent, elle a toujours été – et à vrai dire n’a jamais pu être davantage – qu’une bénédiction pour quelques-uns d’entre nous seulement, à l’exclusion des autres; même s’il est vrai que ces quelques-uns furent nombreux ou plus vraisemblablement (j’y insiste) justement parce qu’ils furent nombreux”
Wallerstein souligne ainsi que des conditions plus favorables étaient réunies aux États-Unis et qu’elles auraient dû entraîner davantage d’invention culturelle orientée vers la valeur de l’égalité.
Les résultats des travaux d’Hofstede que nous allons regarder maintenant confirment que les cadres IBM aux États-Unis affichent l’indice le plus élevé d’individualisme.
16e émission : Tâches, personnes, communications et réunions
75. LA CONVERSATION À LA FRANÇAISE, À L’ALLEMANDE, À L’AMÉRICAINE
Dans une rencontre internationale de jeunes adultes, encore étudiants, certains Allemands entrent en crise du fait de certaines conduites des Français. Les chercheurs responsables tentent de permettre à chacun d’exprimer son malaise et obtiennent des appréciations négatives sur la conduite des autres. Que disent les Allemands ? Que “les Français ne les laissent pas vraiment parler. Ils n’attendent pas qu’ils aient fini de s’exprimer. Ils se permettent de les interrompre sans cesse. Ils parlent trop vite d’une manière peu compréhensible et même finissent par discuter entre eux plus qu’ils n’écoutent les Allemands.
“Les” Français, pour justifier leurs conduites, disent que les arguments “des” Allemands (manque de respect de l’autre, comportement antidémocratique) sont des arguments excessifs à la limite de la mauvaise foi. De leur point de vue, ils n’ont vraiment rien fait d’aussi grave, simplement, ils sont emportés par la passion de leur conviction. Ils se laissent aller à leur spontanéité. Mais c’est comme ça justement qu’ils manifestent leur intérêt pour l’échange avec leurs partenaires allemands. Ils leur coupent la parole mais c’est pour la leur rendre après information pour une meilleure poursuite de l’échange. En ne l’acceptant pas, “les” Allemands font comme si eux seuls détenaient à tout moment la loi du bon échange. C’est, s’ils ne disaient rien, que « les » Français manqueraient de confiance dans leurs partenaires en se taisant hypocritement contre leurs convictions. D’ailleurs, ils acceptent que leurs partenaires allemands soient tout aussi spontanés, et ce n’est pas de leur faute s’ils ne le sont pas !
Mais ce que “les” stagiaires allemands signalent concernant la conversation à la française l’est souvent par d’autres ! En premier lieu, par des Américains des Etats-Unis ou du Canada. Raymonde Caroll (1987), une Française vivant aux U.S.A. l’a parfaitement souligné dans son ouvrage intitulé « Evidences invisibles ». De son côté, Lauwrence Willie (1972, 1995), un spécialiste de la communication interculturelle développe largement ce point dans son ouvrage intitulé « Dans la peau des Français ». Cependant, ces auteurs, bons observateurs, en restent à l’approche comparative-descriptive.
Faisant un pas de plus en direction de l’approche explicative-compréhensive des différentes cultures de la conversation. Nous l’avons souvent remarqué, les êtres humains, dans la réalité, sont aux prises avec des contradictions. Ainsi, dans la conversation, faut-il suivre la spontanéité de son coeur et de ses affects ou faut-il suivre un ordre qui ménage à chacun une juste place ? On sait très bien que, dans le premier cas, on est menacé par le désordre. Mais dans le second cas, avec, par exemple, un tour de table égalitaire et systématique, on peut n’avoir plus que des expressions contraintes dont la richesse et l’intérêt peuvent devenir faibles. Dans le feu d’un échange interculturel avec ses irritations, ses énervements mutuels, les interlocuteurs peuvent, chacun de leur côté, durcir leurs réponses culturelles habituelles. “Les” Français ne cherchent même plus à modérer leur spontanéité. “Les” Allemands ne cherchent plus à pondérer un fonctionnement organisationnel qui leur paraît le seul garant. L’adaptation qui serait de mise – à l’intérieur de chaque culture, allemande et française, et entre les deux cultures – est, au contraire, abandonnée. On tombe même en dessous du niveau d’exigence d’une situation mononationale banale. L’une des difficultés de la situation interculturelle, c’est ainsi qu’elle peut empêcher les membres de chaque groupe national de réussir même leur adaptation habituelle conçue pour leur groupe mononational. Dès que le dispositif adaptatif s’effondre on va trouver un bouc émissaire. Chacun reporte la faute sur l’autre et la querelle est sans fin.
Pourtant, au plan des processus, l’adaptation demeure possible. Un Français qui veut absolument parler peut aussi se retenir, noter ce qu’il a à dire s’il a peur de le perdre. Un Allemand qui n’aime pas être interrompu peut aussi se rendre compte qu’il a peut-être été un peu lent et long. Mais il ne s’agit déjà plus de régler de simples modalités de conversation. Celles-ci sont déjà devenues des identités auxquelles on adhère. Dès lors, c’est nous tout entier que l’autre méprise et blesse et cela est intolérable.
La connaissance des différences culturelles est certes précieuse comme savoir sur soi et sur l’autre permettant d’améliorer ponctuellement une communication, une négociation, un échange, une coopération. Elle l’est surtout parce que ce savoir court-circuite la globalisation stéréotypique qui part d’un désaccord partiel pour s’opposer à l’autre en totalité. Toutefois la connaissance des cultures ne peut pas être un simple savoir appris. Les différences culturelles doivent être comprises en tant qu’elles sont des produits des stratégies humaines sur le long terme historique en même temps que sa réalité d’aujourd’hui est prouvée à travers enquêtes par questionnaires et entretiens approfondis. Faute de quoi nous continuons à croire que notre conduite, par exemple en conversation, est la bonne et celle de tout le monde. Et cela en dépit de constants démentis de notre expérience.
Il ne suffit pas de vouloir communiquer pour y parvenir.
22e leçon : Conflits et réorganisation internationale et mondiale. Cultures et pouvoirs
106. DU PARADIGME FORDISTE AU PARADIGME PATRIMONIAL
Le projet de Ford de permettre à “ses” ouvriers eux-mêmes d’acquérir ses voitures, le New Deal, consécutif à la crise de 1929, le contexte de solidarité socio-politique de la Deuxième Guerre mondiale ont constitué les fondements d’une subculture économico-politique dénommée “Fordisme”. Dans l’après-Deuxiéme Guerre mondiale, le Fordisme a été crédité des “Trente Glorieuses” mais plusieurs évolutions vont entraîner sa fin et conduire au paradigme patrimonial, nouvelle subculture économique en place aujourd’hui. Dans cette perspective, il est avant tout question de faire fructifier son patrimoine. Cette reprise de pouvoir de l’économique financier est le produit d’une histoire complexe. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS et d’autres pays voulaient faire fructifier leurs dollars sur un marché indépendant des États-Unis : ce fut l’origine des eurodollars. Farnetti et Warde précisent que “le marché monétaire et financier transnational des eurodollars s’installa à Londres, donnant ainsi naissance à une communauté d’intérêts transatlantique, unissant capital financier américain et britannique. Cette alliance forma les premiers linéaments d’un nouveau régime d’accumulation mondiale à dominante financière dont les prétentions à remplacer le paradigme fordiste se sont imposés de manière croissante au milieu des années 1970 environ”.
D’un autre côté, l’arrivée de la crise pétrolière va conduire au développement des pétrodollars. Tant d’argent étant à prêter, les États engagés dans des politiques d’État-providence empruntent facilement et s’endettent, contribuant à la puissance de ceux qui leur prêtent. Ces grands prêteurs vont s’attribuer un droit de regard sur les États emprunteurs allant même ensuite jusqu’à les juger et les noter en fonction de gestions économiques garantissant au mieux le remboursement. En vendant les entreprises nationalisées au privé pour rembourser leur dette, certains États s’affaiblissent encore puisqu’ils perdent le contrôle de leur capitalisme national. Toutes ces données font que le capital financier, qui se constitue au niveau mondial, redevient la principale source de pouvoir. A l’intérieur de l’économie américaine, pendant la période fordiste, industriels et managers avaient relativement contrôlé les financiers. Des échecs de rentabilité et de productivité ont rendu les financiers attentifs à l’opportunité des nouvelles conditions économiques, financières, technologiques : c’est cela qui leur a permis de faire à nouveau primer le financier au plan mondial.
108. ÉTATS-UNIS : NATION-MARCHANDE ET SOCIÉTÉ INFORMATIONNELLE-MONDIALE
1) “Le rebond américain” : l’invention de la globalisation
Au moment où l’on thématise le déclin américain, à la fin des années 80, les États-Unis réagissent depuis deux décennies : en reprenant le flambeau de la conquête spatiale, en travaillant à une protection exceptionnelle de leur territoire, avec la “guerre des étoiles”. Ils sont aussi affrontés à un défi économique, plutôt japonais mais aussi européen, auquel il n’ont pas encore répondu. Ils le feront à partir d’une transformation fondamentale de leurs orientations économiques publiques et privées. Ils y sont aidés par une conjoncture synergique exceptionnelle reliant trois perspectives : la montée du financier, les développements technologiques informationnels et la montée du mondial. Mais, c’est aussi dans leurs ressources culturelles historiques, leur double culture étatique et libérale qui va entraîner la possibilité d’une reconversion de la réglementation en déréglementation. Le travail d’analyse historique permet seul d’éviter les deux erreurs : attribuer trop ou pas assez de place aux volontés des principaux acteurs dans la genèse auto-organisationnelle de la mondialisation. Le rebond américain”, selon l’expression de l’ambassadeur Rohatyn, se transforme alors en une nouvelle croissance, faisant à nouveau parler de “miracle” et de “modèle” américains. L’effondrement de l’U.R.S.S. puis la guerre du Golfe, en dépit de ses difficultés de financement, montre la réalité d’un certain leadership mondial.
2) Alliance public-privé : déréglementations et prises de risques
Selon H. Pigeat, “La déréglementation, qualifiée parfois aussi de dérégulation, est l’ensemble des dispositions réglementaires ou factuelles destinées à instaurer ou à restaurer dans une activité donnée les conditions de concurrence et une application plus ou moins large des lois du marché…la déréglementation …n’est pas la suppression de toute réglementation mais la levée des obstacles à la concurrence”. La déréglementation n’est pas une décision stratégique simple. Elle s’est appuyée, selon Henri Pigeat sur une évolution technologique générale : “En matière de télécommunication et de communication audiovisuelle, le fait nouveau a été la fin de la rareté des lignes de téléphone, des circuits ou des ondes qui a modifié les équilibres anciens et rendu inefficace le système traditionnel de réglementation”. Ces conditions technologiques nouvelles (informationnelles) coïncidaient avec une croissance de la demande de communications internationales. Une opportunité était à saisir et les États-Unis l’ont fait, passant d’une étape concurrentielle nationale terminée avec le monopole d’American Telegraph & Telephon, à une nouvelle époque concurrentielle internationale, défi aux sociétés des autres pays enfermées dans leur carcan national.
Ce sont les pouvoirs fédéraux des États-Unis qui mettent en oeuvre ces déréglementations. Ils y ont été stimulés par la volonté de certaines entreprises, telle I.B.M., qui veulent concurrencer des entreprises détenant un monopole comme A.T.&T.. Loin qu’il y ait opposition entre public et privé, il y a plutôt convergence. Sur la base d’une culture commune, les pouvoirs publics et les entreprises sont ensemble conscients de la baisse de compétitivité des entreprises américaines. P. Musso rappelle que tout système tend à s’organiser en “bloc de pouvoir”, selon le concept de Georges Sorel. De ce fait, il tend aussi à devenir plus rigide que mobile. Musso écrit : “la dérégulation déconstruit un bloc de pouvoir national pour créer les conditions de la transnationalisation de certains de ses acteurs…un léger déplacement de frontières dans le bloc de pouvoir existant engendre des effets dévastateurs à l’échelle internationale”. Concrètement, le mouvement de déréglementation est ainsi né aux États-Unis d’un procès anti-Trust lancé en 1972 contre AT&T. Le groupe contrôlait alors horizontalement la quasi totalité du territoire national et, verticalement, les réseaux, équipements et services.
Après un long processus judiciaire, le démembrement de l’entreprise devint effectif en 1982. AT&T pouvait exploiter les liaisons longue distance à l’intérieur des États-Unis et sur cette base, concurrencer ITT sur les communications internationales. Musso précise : En se spécialisant sur son “métier” depuis l’amont de la Recherche et Développement (Bell Labs), en passant de la fabrication d’équipements (Western Electric) jusqu’à l’aval de la commercialisation de services sur mesure (ATT-Long line), ATT réussit son internationalisation, comme le prouve son entrée en Italie par la fourniture d’équipements puis par les services”.
De l’autre côté, il y a eu création de sept nouveaux opérateurs de télécommunication autonomes (les “Baby Bell”) qui bénéficient d’un monopole d’exploitation régionale aux États Unis. Ils sont déjà très puissants et certains même déjà actifs sur le marché européen. Les États-Unis ont ainsi restauré un développement dynamique des télécommunications sur leur territoire et au-delà. Mais, selon H. Pigeat, l’orientation est davantage internationale, ce qui se lit dans le jeu entre tarifs longue distance qui baissent alors de 38 % en cinq ans et tarifs locaux qui augmentent, dans le même temps, de 35 %”.
La déréglementation est accompagnée par une agence gouvernementale, la F. C., née avec le New Deal en 1934. Celle-ci est en partie indépendante – entre un pouvoir exécutif qui nomme ses membres – un pouvoir législatif qui approuve les nominations, s’informe régulièrement des rapports – et un pouvoir judiciaire qui contrôle ses décisions. Comme nous le voyons clairement ici, les États-Unis sont tout à fait fidèles à leur double culture étatique et libérale. H. Pigeat peut conclure : “Le démantèlement d’A.T.T. ouvre “la voie à la constitution de groupes “champions” mobilisant toutes les énergies internes à une nation : il s’agit d’un processus de transnationalisation, prélude à l’internationalisation”.
3) Déréglementation nationale américaine et défi international
Les mots déréglementation et dérégulation sont impropres. C’est l’État qui démantèle le monopole qu’il a lui-même hier institué. La dérégulation américaine ou britannique renvoie à l’autorégulation ou bien à un organisme de régulation relativement autonome. La dérégulation est en fait une levée des contrôles étatiques sur l’entreprise pour redonner à la société et d’abord à ses entreprises toute liberté de manoeuvre dans le contrôle du marché mondial. Pour Musso, un passage “symbolique” important s’est effectué de “la régulation à l’autorégulation”. La genèse culturelle ne passe plus directement par l’État. Elle est remise aux nouveaux acteurs : les entreprises de la communication. P. Musso écrit : “L’État était classiquement l’organe par lequel une communauté se pense (Éric Weil), ce sont désormais les grandes firmes qui produisent la culture moderne au sens fort du terme (pas simplement leur culture interne dite d’entreprise). Ce transfert de la production de l’hégémonie de l’État national en crise aux entreprises transnationales en expansion est le corollaire de la nouvelle économie politique de la communication qui naît sous nos yeux.
Depuis longtemps, Antonio Gramsci avait nommé ce transfert d’hégémonie “américanisme”. Il s’agit, en effet, d’une reprise des ressources culturelles américaines, avec la capacité de prises de risques : “A partir d’un petit déplacement dans le jeu interne des acteurs nord-américains de télécommunications, on aura (au plan international) des effets en chaîne dont le caractère aléatoire oblige chaque opérateur ailleurs à un ajustement indéfini”. En ce sens, conclut Musso “la dérégulation serait un phénomène inachevé voire un nouvel état permanent et instable du monde des télécommunications”. P. Musso définit ici pour les télécommunications la stratégie interculturelle fondamentale qui, au-delà des sociétés nationales-marchandes, engendre des sociétés informationnelles-mondiales. Les conditions culturelles et de puissance des États-Unis qui leur ont permis d’être la première société informationnelle-mondiale, obligent les autres pays à prendre en compte cette nouvelle grande forme sociétale.
La Grande-Bretagne avait fait précédemment la même chose en devenant la première société nationale-marchande, obligeant les royaumes et les empires à se déterminer par rapport à cette “grande transformation”.
109. UNE CASCADE DE CRISES ET DES AUTOCRITIQUES À LA MAISON BLANCHE
Tout au long de la décennie 90, les crises financières vont se succéder. Crise de liquidité mexicaine ou crise de solvabilité asiatique. Elles révèlent clairement que la finance libéralisée est devenue l’enjeu décisif. On sait comment du côté japonais et du côté européen, on bénéficiait de bases financières nouvelles. Elles jouaient leur rôle par voie de conséquence au plan des investissements, des productions et des exportations, concurrençant les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Les “révolutions” reaganienne et thatchérienne vont soutenir un renversement de tendance facilitant l’orchestration politique du mouvement de financiarisation mondiale. Du côté américain, on a la profonde déréglementation ainsi qu’une politique fiscale très avantageuse pour les entreprises favorisant la relance boursière. Les opposants, contrôleurs aériens par exemple, furent brutalement licenciés.
Du côté britannique, Farnetti et Warde soulignent “l’abolition du contrôle des changes, coup d’envoi de la libéralisation financière avec comme accompagnement une refonte radicale de la fiscalité pour favoriser épargnants et entreprises. Des vagues successives d’entreprises publiques sont bradées aux intérêts privés. Les grands axes de la révolution thatchérienne attestent bien la volonté de maintenir les intérêts du capital privé dans un contexte de déclin prononcé” . Au plan international, cette libéralisation mondiale de la finance conduira à des interventions privées jouant un rôle de contrôle indirect des modalités financières des autres pays. Ainsi“ le rôle déterminant des fonds de pension dans la spéculation sur les marchés des changes a été mis en lumière lors de la crise monétaire de septembre 92 disloquant le S.M.E.”. Lors de la crise mexicaine de 94-95, M. Camdessus, directeur du F.M.I., reconnaît aux fonds de pension une capacité de “repérage des failles de gestion des pays” mais une incapacité à contrôler une “réaction toujours
grégaire, parfois brutale et excessive”. Les marchés entraînaient la crise de liquidité finale face à laquelle c’était les États, (par exemple, le trésor américain et le F.M.I.) qui devaient jouer le rôle de prêteur en dernier ressort. À l’évidence, la main invisible des marchés est un peu lourde et trop visible, c’est “la surréaction des marchés” (overshooting) avec son “effet domino”. Les marchés financiers disposent d’une vitesse d’adaptation bien plus rapide que les marchés de biens et de services”. S’ils l’utilisent mal, les dégâts sont immédiats. Mais cette vitesse définit une nouvelle culture “supérieure” dont jouissent ceux qui la possèdent en naviguant rapidement entre leurs intérêts bien ou mal compris et leur liberté relative face aux circonstances bien ou mal interprétées, à l’exemple d’un Georges Soros.
L’antagonisme général entre « connaissance et action » se manifeste dans la nécessité de décider avant d’en savoir plus. Une grande pente est alors le mimétisme : dans l’incertitude on fait comme les autres. Gounin et Vivier-Lirimont le précisent : Dès lors qu’une partie des agents financiers a anticipé la chute des économies émergentes, la communauté financière, qui n’est qu’un ensemble limité de décideurs, a retiré ses fonds. D’où l’extension rapide de la crise de la Thaïlande vers l’Indonésie, la Malaisie, la Corée du Sud”. Des engagements inconsidérés avaient été pris dans les pays émergents mais dans un contexte international de financement qui les encourageait et maintenant les sanctionne. “Une contrainte réduite pesait sur l’offre de capitaux, facilitant le gonflement de la bulle”. A l’occasion de ces rivalités, toutefois, des genèses culturelles universelles s’engendrent : celle des ratios Cooke, par exemple. En 1986, la Banque des règlements internationaux de Bâle, “banque centrale des banques centrales” recommande aux banques internationales d’accroître leurs capitaux propres. Le Comité de Bâle exige un montant égal à 8% des actifs, pourcentage accru en cas de gros risques. Selon Farnetti et Warde : “Conçues au départ par les banques américaines et britanniques comme moyen de freiner la fulgurante ascension de leurs concurrentes japonaises, en les forçant à augmenter leur capital ou à réduire leurs crédits, ces règles ont vite connu une application universelle”. Aujourd’hui, les banques, en général, respectent cette mesure de bon sens d’ailleurs modeste, qui aurait dû être prise depuis longtemps. En réalité, elle ne l’est qu’au moment où elle sert un capitalisme en en desservant un autre. C’est ensuite qu’elle devient comme une règle de jeu commune.
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The New York Times”, repris par L’International Herald Tribune et “Le Monde”, nous emmène dans les “coulisses de l’économie globale”. Au moment où sur la recommandation d’Alan Greenspan, l’ex-keynésien Clinton, accentue la politique d’ouverture aux marchés financiers, Laura d’Andréa Tyson, chef des économistes de la Maison Blanche, “met en garde contre une approche plaçant tous les pays émergents sur le même plan, quel que soit leur degré de préparation ou d’impréparation à recevoir ce torrent de capitaux flottants”.
Mais Wall Street voulait cette libéralisation financière. Pour Mikey Cantor, secrétaire au commerce, avoir déréglementé et libéralisé les flux financiers aussi vite, fut un peu comme si les États-Unis avaient voulu “construire un Building sans en établir d’abord les fondations”. Pour Jeffrey Garten, hier au commerce, aujourd’hui à Yale : “Il y avait dans tout cela une arrogance stratégique, intellectuelle aussi : on pensait qu’il n’y aurait pas de choc grave en retour… L’industrie américaine des marchés voulait pénétrer sur ces marchés”. Sous Clinton II, c’est Robert Rubin, ex de Goldmann Sachs, qui est au commerce. De 1994 à 1998, il gère les crises mexicaine, asiatique, russe et brésilienne. Leur ampleur, leur durée, leurs effets sont pour lui un choc. Il y voit la sanction de ses choix libéraux”. Dans une déclaration d’avril 1999 à Washington, il pense que “pour des pays émergents, il peut y avoir des circonstances dans lesquelles un contrôle provisoire des changes peut être souhaitable” (Business Week du 10 mai 1999 cité par Erik Izraelewicz).
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Cette émission – la dernière – avant la conclusion et les indications bibliographiques – nous permet de comprendre l’interculturation du monde. Celle-ci ne saurait être le fruit de la seule volonté de quelques acteurs même s’ils sont à la tête de grands pays. Si nous pensons encore ainsi c’est un reste de culture royale-impériale. Tous les acteurs humains interviennent certes à des titres divers mais surtout ils mettent en œuvre volontairement et involontairement leurs cultures acquises. Sur cette base ils répondent à de nouveaux défis avec des stratégies nouvelles et c’est ainsi qu’ils produisent de nouvelles cultures. Cela se fait à travers un profond et vaste ensemble d’interactions comme celui qui vient dans le dernier quart du XXe siècle d’engendrer la quatrième grande forme de société : la société informationnelle mondiale.
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