Sources : Cours de formation à l’interculturel présenté par J. Demorgon et N. Carpentier. Les grandes orientations culturelles. II. Domaines et cultures
4e leçon : Les cultures et l’adaptation humaine
13. Les grandes problématiques communes de toute adaptation
L’approche explicative compréhensive – qui constitue notre cinquième et dernière perspective d’étude des cultures – s’appuie d’abord sur une donnée irrécusable : les hommes vivent des situations différentes et sont différents les uns des autres. Toutefois, si les cultures produites peuvent beaucoup différer, elles sont cependant des réponses à de grandes questions de base qui sont les mêmes.
C’est seulement à un haut niveau de généralisation que l’on pourra trouver ces bases communes et justement dans l’adaptation. En effet l’adaptation repose sur une dynamique antagoniste et complémentaire entre les hommes et le monde extérieur, entre les êtres humains diversement regroupés, entre le groupe et l’individu, et finalement entre les différentes perspectives constituant le contexte d’une même personne.
Cette dynamique antagoniste et complémentaire se traduit par de grandes problématiques ou si l’on préfère de grandes oppositions que tout individu, tout groupe, toute organisation, toute société doivent résoudre pour s’adapter.
Par exemple il faut réguler ouverture et fermeture dans les relations au monde physique, aux autres, à soi-même. Il faut répartir et hiérarchiser ses intérêts et définir son organisation entre unité et diversité, centration et décentration ou centre et périphérie. Il faut encore conjuguer mouvement et stabilité, changement et continuité.
Nous allons juste après nous arrêter sur cette dernière régulation si décisive que les sociétés se partagent et s’opposent à son sujet entre sociétés et cultures valorisant plus la tradition et sociétés et cultures du changement et de la novation. Alors qu’une bonne régulation adaptative devrait à la fois savoir hériter et savoir inventer.
Nous le verrons ensuite avec Piaget, l’équilibre adaptatif dépend d’une dynamique antagoniste et complémentaire entre notre accommodation au monde externe (qui comporte de la soumission) et l’assimilation (la digestion aussi bien technique que mentale) de ce monde externe par notre monde interne.
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Auparavant, donnons deux exemples précis de ces grandes problématiques communes à toute adaptation. Et d’abord, celui de la problématique ouverture/ fermeture. Si nous choisissons cette première problématique, c’est qu’elle correspond à un dilemme interculturel que nous n’avons qu’à peine évoqué. On entend toujours dire qu’il faut s’ouvrir aux autres. Mais comme nous le montrera ci-dessous l’analyse piagétienne de l’adaptation, il ne faut pas seulement s’ouvrir, il faut aussi savoir se fermer pour assimiler ce que l’on a acquis au cours de l’ouverture.
C’est grâce à la fermeture qu’un être s’abrite, se préserve, se reconstitue. Pour tenir compte de cette nécessité, les religions ont su proposer à leurs membres des moments réguliers de retraite
C’est grâce à l’ouverture qu’un être s’exerce, s’éprouve, se renouvelle.
Toutefois, il ne faut pas penser à une balance en équilibre. Bien au contraire. Les constitutions naturelles des êtres, fruits de leurs genèses, introduisent d’emblée des rapports déséquilibrés. La fermeture apparaît dominante. Faute de quoi un être, comme entité individuelle qui se maintient dans le temps, ne pourrait exister.
André Bourguignon en donne quelques exemples saisissants quand il évoque les 160 millions de récepteurs d’une rétine. Il écrit : “Les 160 millions d’informations ponctuelles sont ramenées au niveau du nerf optique à un million de messages. Il y a à la fois filtrage et compression (fermeture) de l’information rétinienne”.
Il rappelle aussi des données bien connues mais sous-estimées. Le génome, “mémoire de l’espèce et de la spécificité du soi”, lieu de l’identité biologique, “représentant du tout dans chaque cellule”, a droit à quatre protections successives : peau, enveloppes des organes, membranes des cellules puis du noyau. La chirurgie des greffes nous a, pour sa part, largement familiarisés avec la profonde et tenace fermeture du système immunitaire.
A. Bourguignon cite M. Jeannerod : “Ce n’est pas l’environnement qui sollicite le système nerveux, le modèle ou le révèle. C’est, au contraire, le sujet et son cerveau qui questionnent l’environnement, l’habitent peu à peu et finalement le maîtrisent”.
Incontestablement, si ce travail d’assimilation et d’adaptation n’est que faiblement ou pas effectué, les préjugés peuvent trouver dans le mécanisme normal de la fermeture l’occasion de s’enraciner. Ainsi, comme le philosophe allemand Herder l’avait bien vu, le préjugé n’est pas une exception, il constitue d’abord une sorte de défense première de l’être. Mais alors ?
La solution passe justement par cette démarche plus longue d’assimilation adaptative. Elle s’est d’abord manifestée dans l’évolution même de l’espèce humaine. A. Bourguignon précise : “C’est le sujet qui enrichit son milieu en lui donnant toujours plus de signification au fur et à mesure que se poursuit l’évolution”.
Or ce que l’auteur dit ici du sujet humain en général au cours de l’évolution de l’espèce peut être également valable pour l’évolution d’une personne au cours de sa propre vie. Il ne s’agit pas tant pour elle de produire une ouverture à l’autre qui serait donnée une fois pour toutes que de produire constamment la régulation d’une série d’ouvertures et de fermetures construisant la relation à travers obstacles et ressources.
Ainsi, la problématique ouverture/fermeture est considérablement ramifiée à travers une hiérarchie de domaines. Elle se traduit en biologie par la reproduction sexuée entre individus à l’intérieur de l’espèce et son impossibilité entre individus de différentes espèces. Ou, en ce qui concerne l’individu, par le système immunitaire.
En psychologie, de la fermeture à l’ouverture, on aura, par exemple, l’incompatibilité, l’antipathie, l’indifférence, la sympathie, l’amitié, l’amour et l’intimité. En sociologie, la même problématique se traduira par les frontières entre sociétés et les flux transfrontières. Les sociétés placent entre leurs membres et les pouvoirs la fermeture de la raison d’État.
Prenons un second exemple, celui de la problématique également fondamentale entre “unité” et “diversité”. Elle se trouve à l’oeuvre dans l’organisation politique des gouvernements. La monarchie – du grec monos : unique – désigne le pouvoir d’un seul. L’oligarchie – du grec oligoï : quelques, – désigne le pouvoir de quelques-uns.
Mais cette problématique “unité/ diversité” est aussi à l’oeuvre dans l’organisation de tout autre groupe humain plus particulier : simple bande de jeunes, ou entreprise multinationale ou globale. Elle est également fondamentale dans l’organisation des conduites d’une seule et même personne. Elle l’est déjà dans sa simple organisation biologique. Les différents membres et organes rendent compte de la diversité. Le squelette, le système nerveux, le cerveau rendent compte de l’unité.
Ces exemples – qui pourraient être multipliés – suffisent à faire comprendre que les grandes problématiques humaines : “ouverture, fermeture”, “unité, diversité”, “changement, continuité” sont relativement les mêmes pour les êtres humains quelle que soit leur société. Ces problématiques constituent une référence de qualité comme fruits d’une profonde élaboration par les humains de leurs expériences historiques sur le très long terme. C’est pour cela que ces grandes problématiques permettent de fonder des études comparatives-descriptives rigoureuses des sociétés et des cultures. Toutefois nous ne disons pas que les acteurs des différentes sociétés et cultures sont conscients de ces problématiques. Simplement, d’une manière ou d’une autre, ils sont conduits à les vivre, à travers des symboliques qui leur sont propres. Par exemple, les acteurs des sociétés royales-impériales ont connu des périodes de forte croyance au pouvoir unificateur du roi sans y voir une stratégie de lutte contre le morcellement qu’entraînerait l’acceptation d’une grande diversité.