Sources. Les grandes orientations culturelles. Cours de formation à l’interculturel présenté par Jacques Demorgon et Nelly Carpentier. II. Domaines et cultures
15e leçon. Entreprises, cultures, mondialisations
68. LA PERSONNALISATION DE L’AUTORITÉ DANS LES ENTREPRISES TRADITIONNELLES
Dans les sociétés et les entreprises traditionnelles, on attend de l’autorité qu’elle soit personnalisée. Voici quelques exemples :
En Afrique, P. R. Olomo souligne que l’appropriation de la force de travail d’autrui se situait autrefois à l’intérieur de “rapports entre homme libre et client ou captif, à qui le premier consentait, en échange de son labeur, vie sauve et protection”. Quand l’entreprise qui s’installe est tributaire d’un contexte villageois, il faut éviter “l’anonymat des matricules, des organigrammes, des statuts et la mobilité des cadres, car elle perturbe les travailleurs. Elle méprise en effet la fondamentale “relation directe et presque charnelle au chef”. G. Naulleau étudie une entreprise égyptienne dans laquelle les cadres français critiquent le paternalisme et le clientélisme des cadres égyptiens. Imbus de leur culture managériale moderniste, ils ne comprennent pas qu’en Égypte l’entreprise constitue un lien social intense. “Les liens de dépendance personnelle y constituent un moyen privilégié de régulation des rapports sociaux”. Les hiérarchies y sont personnalisées, “stables et
distribuées suivant un ordre globalement réglé par l’ancienneté et le statut”. Les cadres français ne le comprennent pas et concluent superficiellement que ces cadres égyptiens “ne sont pas des managers” (G. Naulleau, 1993, 1990 et 2019).
En Inde, Michel Matheu constate aussi la forte personnalisation de la hiérarchie dans une usine d’aluminium. Selon un contremaître “ce sont les relations entre l’encadrement et les ouvriers” qui déterminent, en Inde, la qualité du travail. Un responsable d’unité précise que le bon chef est “comme un père pour ses ouvriers”. Il poursuit : “je ne suis pas seulement là pour produire de l’aluminium…et mon travail n’est pas fini quand je sors de l’usine”. Les syndicats, loin de protester contre ce “paternalisme”, en dénoncent plutôt le manque ou l’insuffisance. S. Kadar, lui aussi, souligne l’extrême attachement mutuel du chef et du subordonné. Il voit même la relation comme plus maternelle que paternelle. En l’absence de cette relation : “un indien peut rester des heures assis à ne rien faire sans qu’aucune voix intérieure le condamne pour cela” (Matheu M., 1987 et 2002).
*
Notes bibliographiques
Matheu, M. 2002. La régulation des services publics en réseaux, ou la lente émergence d’une innovation majeure. Entreprises et histoire, 30(3), 115-135.
Matheu M. 1987. Inde : Taylor et Peters au pays d’Arjuna, Revue française de gestion, n° 64, septembre.
Naulleau G. Rouach M. 2019. Contrôle de gestion stratégique dans la banque, 4e ed. Revue Banque.
- 1993. La joint-venture internationale : une forme complexe et habile d’entreprise. Gérer et comprendre n°30.
- 1990. Joint-ventures franco-égyptiennes: confrontations des représentations de l’entreprise, in Management interculturel, Mythes et réalités, F. Gauthey, D. Xardel, Economica.
Olomo P.R. 1987. Comment concilier tradition et modernité dans l’entreprise africaine. Revue française de gestion, n° 64, septembre.
21e leçon : Complexes intra et interculturels et sentiments xénophobes
105. UN COMPLEXE INTERCULTUREL : L’AUTORITÉ À L’ALLEMANDE ET À LA FRANÇAISE
Nous avons étudié certaines données historiques pouvant permettre de comprendre les sentiments fréquents selon lesquels la culture allemande – avec toutes les réserves que nous avons déjà faites – peut être caractérisée par un “sérieux” spécifique. Dans les entretiens auxquels nous nous référons, nombre de cadres d’entreprises, d’après leurs expériences, trouvent dans la culture française un complexe intra-culturel opposé. Il s’agit d’une fantaisie, d’un esprit critique voire oppositionnel. On en souligne tantôt les inconvénients qui peuvent alors s’opposer au sérieux à l’allemande et tantôt les avantages : prises d’initiative, élans d’innovation, créativité. Là encore, l’éclairage historique peut être judicieusement sollicité. La culture française, avec pourtant certaines orientations égalitaristes des cultures communautaires-tribales, s’est de plus en plus engagée, au cours des siècles, dans une culture royale-impériale.
Quatre grandes unifications centralisatrices se sont relayées au cours de l’histoire française : impériale-romaine, catholique, royale et républicaine. Cette insistance millénaire a conduit à la production d’un mode de communication implicite dans la mesure où les Français ont pris l’habitude de références communes à l’intérieur d’un contexte devenant de plus en plus partagé y compris dans ses oppositions mêmes. Ces unifications poursuivies ont entraîné la constitution d’un vaste territoire par rapport à l’étendue duquel l’autorité centralisatrice ne pouvait qu’être trouvée lointaine dans les conditions de déplacement de l’époque. De là, concernant cette autorité, une identification affaiblie ici ou là, d’autant qu’elle s’était souvent imposée avec violence. Le centralisme autoritaire, ressenti comme excessif par les populations, a entraîné la recherche d’une compensation. Celle-ci pouvait être héroïque et, selon les couches sociales et l’ampleur, revêtir différentes formes: jacqueries, frondes, révoltes et révolutions. Mais cette compensation pouvait être aussi simplement critique avec là encore bien des formes différentes : chansons moquant le pouvoir comme les innombrables et célèbres mazarinades, remontrances, pamphlets, caricatures. Ainsi cet esprit critique, oppositionnel, cette propension au dissensus devait souvent, par crainte des sanctions, se dissimuler, se camoufler, se déguiser, contribuant par là même à stimuler l’imagination. Le côté oppositionnel (perception critique) et le côté inventif (imagination créatrice) ont réalisé un certain nouage au long des siècles.
*
Observons maintenant des échanges et des coopérations entre Allemands et Français. Nous pourrons voir comment les uns et les autres, dans la mise en œuvre de leurs propres complexes intra-culturels souvent opposés, vont constituer des complexes interculturels. L’un des principaux, porte justement sur l’autorité. Quelles sont les auto perceptions et les inter perceptions courantes ? Une majorité de Français se perçoivent comme moins soumis et perçoivent les Allemands comme plus soumis à l’autorité. Une majorité d’Allemands a le sentiment contraire. Pour eux, l’autorité est très marquée en France et beaucoup plus pesante qu’en Allemagne. Pour fonder leur perception, les Français se réfèrent à une image de la culture allemande héritée de la Deuxième Guerre mondiale. Si tragiques qu’aient été ces événements, ils ne peuvent être pris comme unique référence pour comprendre l’autorité dans la culture allemande. Il faut considérer une histoire plus ancienne qui n’efface pas les événements récents mais respecte la complexité et la singularité des évolutions antérieures et postérieures à la Seconde Guerre mondiale. En utilisant les mots hiérarchie et autorité, les Allemands et les Français ne regardent pas dans la même direction et ne parlent pas de la même chose. Les Allemands regardent la réalité des structures hiérarchiques françaises. Mais les Français regardent les possibilités qu’ils ont de s’y opposer et les estiment bien supérieures à celles que les Allemands mettent en oeuvre chez eux. De leur côté, les Allemands ne se sentent pas privés de possibilités d’opposition. Souvent, ils estiment qu’ils en ont même plus. C’est particulièrement vrai par exemple actuellement dans le secteur militaire où les subordonnés peuvent engager des procès contre les chefs qui ont une assurance pour cela. Rien de tel dans l’armée française actuelle.
Surtout, ce qui n’est pas bien compris dans cette interperception inversée des Allemands et des Français concernant les problèmes d’autorité, c’est le jeu dialectique propre à chaque culture. Les Allemands ont davantage intériorisé l’autorité. S’ils s’y soumettent, c’est en y adhérant. Ils ont donc le sentiment qu’ils sont tout à fait libres de le faire. Et, grâce à cette intériorisation, les structures d’autorité de la vie quotidienne, publique et privée, s’en trouvent allégées. Par exemple, la distance hiérarchique dans les entreprises est effectivement plus courte en Allemagne. Le poids de cette hiérarchie est également moins lourd. Mais, vue par un Français, cette intériorisation de l’autorité est interprétée comme une adhésion acquise au cours de l’éducation et comme une soumission. La conscience d’être libre et volontaire dont elle s’accompagne n’est ici, aux jugements de bien des Français, qu’une illusion, une preuve supplémentaire de soumission profonde devenue inconsciente. Ainsi, une fois obtenu, le consensus est strictement appliqué mais c’est aussi en relation avec l’orientation explicite de la culture allemande (rigueur et précision) ainsi qu’avec l’orientation plus forte vers la constance et la continuité. Nombre de Français ont alors l’impression qu’il y a chez les Allemands comme un abandon à une autorité quasi-instituée.
Pour une majorité d’Allemands, la culture française peut être caractérisée comme cumulant deux erreurs fondamentales : l’autorité est en excès et est relativement inefficace. Les Français n’ont pas assez le respect des institutions et des normes. Ils restent toujours un peu flottants dans leurs engagements. Ils ne les précisent pas suffisamment et se réservent ainsi le droit d’en changer.
*
En partant des remarques précédentes, on pourrait croire que la compensation – complexe intraculturel inverse du renforcement – serait propice à l’évitement de la xénophobie. Ne montre-t-elle pas une culture qui se corrige ou du moins se rééquilibre d’elle-même ? En réalité, la xénophobie va trouver là une nouvelle matière. Pour les non membres, la culture des autres leur apparaît dans ce cas comme contradictoire. Elle a l’air d’aller dans un sens, par exemple: le non autoritaire; mais aussi dans l’autre sens : l’autoritaire. Elle apparaîtra incohérente ou hypocrite. Parvenus à ce stade, les interlocuteurs risquent de se retrouver dans l’impasse des complexes interculturels. Leur sentiment normal et leur fierté identitaire les conduiront à voir essentiellement les inconvénients des conduites des autres et les avantages des leurs. Si les membres des deux cultures procédaient en toute franchise à un échange, ils découvriraient leur réciprocité d’interprétation négative. Mais les recherches de compréhension restent partielles et confuses, subjectives et partiales. Les complexes interculturels empêchent ainsi la compréhension et sont largement à l’origine des hostilités maintenues – et même quasi-instituées – entre membres de culture différente. Seule une recherche explicative approfondie conjuguant l’étude des problématiques humaines générales et celle des genèses historiques peut constituer le terrain d’une compréhension partagée.
Ce niveau d’exigence est indispensable d’abord pour sortir l’interperception de l’opposition des fiertés identitaires étroitement comprises. Il l’est ensuite, pour que l’interperception puisse être prise en charge par l’échange compréhensif seul apte à fonder – affectivement et cognitivement – de véritables coopérations interculturelles.
*
Notes bibliographiques
Bibliographie
Chancel C. Le capitalisme allemand, in L’entreprise dans la nouvelle économie mondiale, p. 259, P.U.F, 1996.
Elias Norbert, 2008 [1969] Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie
des Königtums und der höfischen Aristokratie, Darmstadt & Neuwied,
Luchterhand. Trad. fr. rééd. La Société de cour, Flammarion.
Soros G. 2008. La vérité sur la crise financière (avec Wronski N.), Denoël.
- 1998. The Crisis of Global Capitalism, Public Affairs, LLC. Tr. fr. La crise du capitalisme mondial. L’intégrisme des marchés, Plon.
Thomas A. 2016. Interkulturelle Psychologie. Göttigen, Hogrefe.
- 1996. Psychologie interkulturellen Handelns, Hogrefe, 1996
- 1993. Kulturvergleichende Psychologie, Göttigen, Hogrefe.
Todd E. 2017 [1998] La Diversité du monde. Structures familiales et diversité. Seuil.