Les grandes orientations culturelles. Cours de formation à l’interculturel proposé par Jacques Demorgon et Nelly. Carpentier. II. Domaines et cultures
16e leçon Tâches. Personnes. Communications et réunions
75. LA CONVERSATION À LA FRANÇAISE, À L’ALLEMANDE, À L’AMÉRICAINE
Dans une rencontre internationale de jeunes adultes, encore étudiants, certains Allemands entrent en crise du fait de certaines conduites des Français. Les chercheurs responsables tentent de permettre à chacun d’exprimer son malaise et obtiennent des appréciations négatives sur la conduite des autres. Que disent les Allemands ? Que “les Français ne les laissent pas vraiment parler. Ils n’attendent pas qu’ils aient fini de s’exprimer. Ils se permettent de les interrompre sans cesse. Ils parlent trop vite d’une manière peu compréhensible et même finissent par discuter entre eux plus qu’ils n’écoutent les Allemands.
“Les” Français, pour justifier leurs conduites, disent que les arguments “des” Allemands (manque de respect de l’autre, comportement antidémocratique) sont des arguments excessifs à la limite de la mauvaise foi. De leur point de vue, ils n’ont vraiment rien fait d’aussi grave, simplement, ils sont emportés par la passion de leur conviction. Ils se laissent aller à leur spontanéité. Mais c’est comme ça justement qu’ils manifestent leur intérêt pour l’échange avec leurs partenaires allemands. Ils leur coupent la parole mais c’est pour la leur rendre après information pour une meilleure poursuite de l’échange. En ne l’acceptant pas, “les” Allemands font comme si eux seuls détenaient à tout moment la loi du bon échange. C’est, s’ils ne disaient rien, que « les » Français manqueraient de confiance dans leurs partenaires en se taisant hypocritement contre leurs convictions. D’ailleurs, ils acceptent que leurs partenaires allemands soient tout aussi spontanés, et ce n’est pas de leur faute s’ils ne le sont pas !
Mais ce que “les” stagiaires allemands signalent concernant la conversation à la française l’est souvent par d’autres ! En premier lieu, par des Américains des Etats-Unis ou du Canada. Raymonde Caroll (1987), une Française vivant aux U.S.A. l’a parfaitement souligné dans son ouvrage intitulé « Evidences invisibles ». De son côté, Lauwrence Willie (1972, 1995), un spécialiste de la communication interculturelle développe largement ce point dans son ouvrage intitulé « Dans la peau des Français ». Cependant, ces auteurs, bons observateurs, en restent à l’approche comparative-descriptive.
Faisant un pas de plus en direction de l’approche explicative-compréhensive des différentes cultures de la conversation. Nous l’avons souvent remarqué, les êtres humains, dans la réalité, sont aux prises avec des contradictions. Ainsi, dans la conversation, faut-il suivre la spontanéité de son coeur et de ses affects ou faut-il suivre un ordre qui ménage à chacun une juste place ? On sait très bien que, dans le premier cas, on est menacé par le désordre. Mais dans le second cas, avec, par exemple, un tour de table égalitaire et systématique, on peut n’avoir plus que des expressions contraintes dont la richesse et l’intérêt peuvent devenir faibles. Dans le feu d’un échange interculturel avec ses irritations, ses énervements mutuels, les interlocuteurs peuvent, chacun de leur côté, durcir leurs réponses culturelles habituelles. “Les” Français ne cherchent même plus à modérer leur spontanéité. “Les” Allemands ne cherchent plus à pondérer un fonctionnement organisationnel qui leur paraît le seul garant. L’adaptation qui serait de mise – à l’intérieur de chaque culture, allemande et française, et entre les deux cultures – est, au contraire, abandonnée. On tombe même en dessous du niveau d’exigence d’une situation mononationale banale. L’une des difficultés de la situation interculturelle, c’est ainsi qu’elle peut empêcher les membres de chaque groupe national de réussir même leur adaptation habituelle conçue pour leur groupe mononational. Dès que le dispositif adaptatif s’effondre on va trouver un bouc émissaire. Chacun reporte la faute sur l’autre et la querelle est sans fin.
Pourtant, au plan des processus, l’adaptation demeure possible. Un Français qui veut absolument parler peut aussi se retenir, noter ce qu’il a à dire s’il a peur de le perdre. Un Allemand qui n’aime pas être interrompu peut aussi se rendre compte qu’il a peut-être été un peu lent et long. Mais il ne s’agit déjà plus de régler de simples modalités de conversation. Celles-ci sont déjà devenues des identités auxquelles on adhère. Dès lors, c’est nous tout entier que l’autre méprise et blesse et cela est intolérable.
La connaissance des différences culturelles est certes précieuse comme savoir sur soi et sur l’autre permettant d’améliorer ponctuellement une communication, une négociation, un échange, une coopération. Elle l’est surtout parce que ce savoir court-circuite la globalisation stéréotypique qui part d’un désaccord partiel pour s’opposer à l’autre en totalité. Toutefois la connaissance des cultures ne peut pas être un simple savoir appris. Les différences culturelles doivent être comprises en tant qu’elles sont des produits des stratégies humaines sur le long terme historique en même temps que sa réalité d’aujourd’hui est prouvée à travers enquêtes par questionnaires et entretiens approfondis. Faute de quoi nous continuons à croire que notre conduite, par exemple en conversation, est la bonne et celle de tout le monde. Et cela en dépit de constants démentis de notre expérience. Il ne suffit pas de vouloir communiquer pour y parvenir.