Word World (par Jacques Demorgon)

Historien français, spécialiste de l’histoire byzantine

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Gilbert_Dagron

Sources : Les grandes orientations culturelles. Cours de formation à l’interculturel proposé par Jacques Demorgon et Nelly Carpentier

I. Les problématiques. 1. Les cinq perspectives d’étude des cultures

3e leçon : les cultures comme systèmes singuliers

11. LA GÉNÉRALISATION DU ROYAL-IMPÉRIAL

De fait, on peut retrouver, dans quasiment tous les royaumes et les empires, la primauté de cette association du religieux et du politique comme structurant la culture et la société.

Pour l’Inde, à la suite de Dumézil, Durand-Dastès souligne qu’en dépit de la réalité des divisions et des variations des constructions territoriales, un modèle d’Etat demeure le même au cours du temps. Il est fondé sur l’association du roi appartenant à la caste royale et guerrière des Kshatriyas avec celle des “prêtres”, les Brahmanes. Ce couplage du palais et du temple, au centre de l’Etat, entraîne l’étendue et la durée de ces sociétés. Certaines, “sans être pan-indiennes, ont connu des extensions et des durées supérieures” aux autres sociétés dans le monde et particulièrement en Europe. 

Pour l’Égypte, Georges Duby, par exemple, écrit dans son Atlas historique: 

“L’art égyptien atteint presque sa perfection dès l’Ancien Empire. Il exprime trois idées : majesté du pharaon, puissance des dieux, croyance en l’au-delà…..La liaison entre politique et religieux est évidente dans le culte des morts à travers le gigantisme des sépultures royales”

GEORGES DUBY, ATLAS HISTORIQUE, NOMBREUSES ÉDITIONS REVUES ET AUGMENTÉES.
OEUVRES, PARIS, GALLIMARD, COLL. « BIBLIOTHÈQUE DE LA PLÉIADE », 2019. 

Pour la Chine, on a une autre étonnante invention culturelle :

la fondation d’une société parfaite à l’origine en raison d’un contrat passé par les empereurs avec le Ciel. Mais chaque empereur puis chaque dynastie impériale ne réussissent que sur la base de vertus propres qui vont s’épuiser. C’est alors la corruption, le désordre et la perte de l’empereur et de sa dynastie. Apparaît un nouvel empereur avec de nouvelles vertus. Régimes et dynasties changent mais la forme d’unification de la société subsiste en dépit d’effondrements momentanés, externes ou internes, si graves soient-ils dans l’instant. La Chine n’a été déstabilisée gravement qu’au 19e siècle par les Occidentaux. Auparavant ce sont ses envahisseurs mongols et mandchous qui se sont sinisés. En ce sens la culture de ceux qui étaient militairement vaincus a fait la preuve d’une certaine supériorité en devenant celle des vainqueurs.

Certains auteurs ont estimé que le communisme maoïste a été comme un équivalent du contrat du pouvoir avec le Ciel dans la mesure où, à travers lui, la Chine a retrouvé son indépendance perdue et, pour l’essentiel, son unité ainsi que son autosuffisance alimentaire.

Pour l’empire byzantin, la démonstration détaillée a été apportée par Gilbert Dagron dans son livre au titre éminemment significatif : 

Empereur et prêtre

Étude sur le Césaropapisme byzantin

Toutefois cette alliance – grâce à laquelle le religieux et le politique dominent l’économie et l’information – finit par se défaire. Ainsi, en Europe, les querelles de la Papauté avec l’empereur du Saint-empire romain-germanique sont célèbres. En France et en Angleterre, le gallicanisme et l’anglicanisme sont les noms bien connus de cette libération recherchée du politique à l’égard du catholicisme.

Et pour l’Islam ? Hichem Djaït parle d’emblée de La grande discorde, en traitant Religion et politique dans l’Islam des origines.

De son côté, dans son Dictionnaire du 21e siècleJacques Attali écrit : 

“L’Islam, c’est une civilisation pas un empire. Et une civilisation qui n’a ni centre, ni discours unifié, car la communauté des croyants développe une loyauté vis à vis du groupe, et non vis à vis d’un pouvoir. L’idée de nation lui est étrangère.

Du fait que l’Islam se moule sur les civilisations qu’il investit, des différences se creuseront entre islam d’Europe et islam d’Afrique, islam du Moyen Orient, islam d’Asie (de l’est, du sud, centrale).”

J. ATTALI, DICTIONNAIRE DU 21E SIÈCLELE LIVRE DE POCHE, 2000.

Mais n’en a t-il pas été de même du christianisme engendrant catholicismes, orthodoxies et protestantismes en dépit des violentes tentatives de contrôle ?

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On peut retrouver les mêmes données chez un René Guénon dans son ouvrage

Autorité spirituelle et pouvoir temporel

 dans une optique ”purifiée”, abstraite, philosophique voir théosophique. Cela permet à l’auteur de rapprocher de nombreuses civilisations sur ces bases. Le principe est celui d’un lien entre le ciel et la terre, on dira plus tard le spirituel et le temporel. Ce lien ou ce pont entraîne l’invention du pontife et du pontificat, sous une forme ou une autre.

L’idée est celle de deux natures divine et humaine. Guénon remonte des deux natures du Christ aux deux natures du Sphinx égyptien. Le religieux a précisément pour sens de relier ces deux univers. Il est seul à faire cette unification “supérieure”. D’où sa prééminence sur le politique voué au pouvoir terrestre. Guénon voit là une séparation effectuée lors de l’invention des sociétés royales à partir des sociétés communautaires. Pour lui, le fait que

“la royauté est implicitement contenue dans le sacerdoce. Elle est sans doute un souvenir de l’époque lointaine où les deux pouvoirs étaient encore unis, à l’état d’indistinction primordiale.”

René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel.

Ces remarques de René Guénon nous conduisent à recommander une ouverture compréhensive en ce qui concerne les grandes inventions culturelles. On ne peut pas leur donner une seule signification.
En effet, ces inventions se sont effectuées au cours des siècles voire des millénaires et des strates de significations successives se sont mêlées et ont diversement fusionné. On peut donc avoir légitimement des visions différentes et même opposées. Par exemple, on peut avoir une vision critique sur la royauté compte tenu de politiques autoritaristes comportant l’esclavage ou la déportation de populations. Mais, longtemps certains ne verront là que déviations condamnables en soi sans mettre en cause le principe royal.

On peut aussi par ailleurs avoir une vision simplement sociologique théorisant la constitution du lien sociétal dans les royaumes et les empires. On peut avoir enfin cette vision épurée de Guénon qui correspond à une longue élaboration d’une donnée culturelle d’abord stratégique mais devenue ensuite une donnée symbolique de toute aventure humaine.

« L’Occident est particulièrement marqué par la division entre l’autorité spirituelle, incarnée par le Pape, et le pouvoir temporel, incarné par l’Empereur ou le Roi. « La séparation de ces deux fonctions est à l’origine même de la société humaine, et de l’oubli du spirituel en Occident »

(R. Guénon, L’ésotérisme de Dante, 1925).

René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel. 4e de couverture.

Les grandes institutions culturelles manifestent leur vérité à plusieurs niveaux. Et même, au départ, leur invention relève rarement d’un seul sens, tant elles répondent à des situations complexes. On en a déjà donné un exemple ci-dessus avec l’invention de la chefferie indienne.

Avant de franchir un seuil supplémentaire dans l’étude des grandes généralisations, précisons mieux leur intérêt et leur nécessité pour l’étude des cultures.

Les grandes formes sociétales peuvent être considérées comme des idéaux-types, pour reprendre le concept précieux de Max Weber. Cela signifie qu’elles représentent un schéma reprenant les caractéristiques principales qui se retrouvent dans nombre de sociétés singulières de la même grande époque historique.

En faisant face à des problèmes relativement partagés, comme celui de parvenir à unifier une pluralité de tribus hier séparées voire hostiles, les sociétés singulières royales-impériales se sont inventées avec leurs formes nouvelles. Ainsi, en Egypte, les clans de l’époque prédynastique ont donné les nomes, sortes de régions administratives ayant déjà à leur tête cependant un nomarque (sic) héréditaire. Cette féodalité fit obstacle aux tentatives d’unifications dont la plus célèbre fut inventive du monothéisme même si, dans ce premier moment, elle ne parvint pas à s’imposer bien longtemps. Ainsi la menace que les Philistins faisaient peser sur les Hébreux – divisés en douze tribus – les obligea “à dépasser le régime tribal et à renforcer leur unité nationale en se donnant une monarchie” avec Saül. Les querelles entre la tribu de Benjamin et celle de Juda dépassées, ce furent les règnes célèbres des rois David et Salomon.

Les sociétés singulières de cette longue époque historique sont ainsi fort diversifiées mais elles relèvent toutes d’une grande forme sociétale qu’elles ont contribué à créer, chacune à sa façon diversifiée. En poursuivant leur développement, elles vont continuer à s’inventer depuis leur forme première jusqu’à leur forme suivante.

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Ouvrages de Gilbert Dagron https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Gilbert_Dagron

  • Naissance d’une capitale. Constantinople et ses institutions de 330 à 451 (Bibliothèque byzantine), Paris, Presses universitaires de France, 1974, 578 p.
  • Leçon inaugurale au Collège de France, 30 janvier 1976, Paris, 1976.
  • Ed., Vie et miracle de sainte Thècle, texte grec, traduction et commentaire, Bruxelles, Subsidia Hagiographica, 1978, 456 p.
  • Ed., avec P. Lemerle et S. Cirkovic, Archives de l’Athos. Tome II : Actes de saint Pantéléèmôn, Paris, 1982, 238 p.
  • La romanité chrétienne en Orient : héritages et mutations, Londres, Variorum Reprints, 1984, 330 p.
  • Constantinople imaginaire. Études sur le recueil des Patria, Paris, Bibliothèque byzantine, 1984, 358 p. Prix Diane-Potier-Boès 1985
  • Ed., Le traité sur la guérilla de l’empereur Nicéphore Phocas (963-969), Paris, 1986, 358 p.
  • Ed., avec D. Feissel, Inscriptions de Cilicie, Paris, Travaux et mémoires du Centre de recherche, d’histoire et de civilisation byzantines, 1987, 297 p.
  • « Le christianisme byzantin du VIIe au milieu du XIe siècle », in Histoire du christianisme. Tome 4, Paris, Desclée de Brouwer, 1993, p. 7–371.
  • Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, Gallimard, 1996, 435 p.
  • Ed., avec J. Beaucamp, La transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne, Paris, Travaux et mémoires du Centre de recherche, d’histoire et de civilisation byzantines, 1998.
  • « L’organisation et le déroulement des courses d’après le Livre des cérémonies », in Travaux et mémoires du Centre de recherche, d’histoire et de civilisation byzantine, Paris, 2000, p. 1–200.
  • Décrire et peindre. Essai sur le portrait iconique, Paris, Gallimard, 2007, 298 p.
  • L’hippodrome de Constantinople, Paris, Gallimard, 2011, 448 p.
  • Idées byzantines, 2 tomes, Paris, Centre d’histoire et civilisation de Byzance du Collège de France, 2012


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