Word World (par Jacques Demorgon)

J. Demorgon « L’entre-deux redoublé entre le cosmos et l’humain ou l’intérité cachée » IN Cl. FINTZ (dir.) L’Entre-deux et l’imaginaire, IRIS, n° 2016, numéro 37, p. 83-97.

  • L’enchevêtrement des entre-deux des sociétés dans la deuxième moitié du XXe siècle 
  • L’entre-deux de l’anthropologie : néoténie (1884) et infini
  • Absolutisation des fins, perversion de l’humain
  • L’entre dans la sagesse antagoniste des mythes
  • Civilisations et humanisations : évolutions de leurs entre-deux

Entre-deux du cosmos

L’intérité antagoniste est à l’œuvre dans toute la nature. Ainsi, dans le monde de la vie, avec la photosynthèse, monde physique et monde végétal sont interdépendants. De même, le monde des insectes et celui des plantes à fleurs, à travers la pollinisation. Entre ces trois mondes, et à l’intérieur de chacun, on a des phénomènes d’interdépendance dans les parasitages ou de coopération avec les symbioses. On a aussi des faits de prédation. Certains êtres, contribuant à l’alimentation d’autres, il en résulte que la vie menacée a dû s’engager dans des moyens et des formes d’attaque et de défense. L’intérité des formes existe aussi à l’intérieur d’une même espèce passant par la métamorphose. 

Dans le monde de la matière, la physico-chimie témoigne de l’intérité dynamique qui lie les caractéristiques du milieu (température) et la réversibilité des quatre états de la matière : le solide, le liquide, le gaz, le plasma.. Après Mendeleïev, le 20e siècle, avec déjà les Curie, découvre les protons positifs, les électrons négatifs ou positifs et, comme en « rajout » dans l’entre, les neutrons, jusqu’au monde infini des particules. L’entre-deux antagoniste s’impose de multiples façons : « continu, discontinu », « ondulatoire, corpusculaire », « fusion, fission », « équilibre, déséquilibre », « construction, destruction ». Dans des espaces temps inimaginables, l’intérité antagoniste du Cosmos se déploie en une infinité de créations. Ainsi de l’étoile rayonnant comme le soleil, ou du trou noir dont la densité retient la lumière. Selon Stephen Hawking (2012), ce trou noir, dans son hyper densité, finit peut-être par exploser : bing bang de naissance d’un « bébé univers ». 

  • Dynamique de l’entre
  • Critique de l’interculturel aux deux visages

Identité, altérité, et le mot de Couturat (1905) : l’intérité 

Pour Sibony, (1991, p. 340-341), c’est l’entre-deux qui sauve l’identité et l’altérité :  « L’identité est à chaque fois un dépôt d’identifications secrétées… offerte à l’épreuve de l’entre-deux et du passage […] Et le syndrome d’identité c’est quand l’entre-deux est bloqué et induit le rêve d’une forme unique ». A n’être qu’une autre identité, l’altérité perd toute valeur antagoniste. Le retour de l’entre la rétablit dans cette fonction. Pour Jullien (2012, p.64), « identité a priori, altérité a priori sont « dogmatiques ». Il soutient l’« ailleurs » qui installe une « réflexion au sens propre » entre identité et altérité, les faisant sortir de leur indifférence ou de leur hostilité. Il affirme : « Je crois donc qu’il n’y a plus tant à penser l’être, désormais, qu’à penser l’entre […]. » Formule judicieuse car avant et pendant deux décennies (1991-2002), l’entre-deux, l’entre sont bien loin d’être compris et reconnus. En 1990, Les Notions philosophiques (3000 p.) consacrent cinq pages à l’identité, vingt-cinq lignes à l’altérité. « Entre » est totalement absent. En 2004, Cassin (Vocabulaire européen des philosophies) et Godin (Dictionnaire de philosophie) ignorent toujours « entre » ; de même Blay (2006) dans son Dictionnaire des concepts philosophiques.

Pourtant, trois courants culturels se conjuguent en faveur de l’entre. Levinas, face à la Shoah,  hisse « l’autre » au sommet de la pensée humaine, érige l’éthique en philosophie première. L’entre a aussi pour lui la mondialisation économique comme la mondialité écologique et cosmique. En fait, tout au long du XXe siècle, l’entre ézit présent dans les grandes mutations scientifiques (relativité et physique quantique), ou artistiques, littéraires (surréalisme), philosophiques (Weil) et politiques (l’engagement, mai 68). L’entre disposait même d’un mot supplémentaire, caché depuis 1905. Nous allions le découvrir par le hasard d’une lecture. Breton et Guibal (1986) y traitaient de Labarrière (1983) : Le discours de l’altérité. « Entre », « entre-deux, « zwischen » étaient là avec la perspective de convertir l’altérité de différence en altérité de relation ». Breton commente : «  […] « véritable insistance sur ce que Couturat appelle d’un mot barbare : « l’intérité ». C. Morace, en recherche avec nous, explore les œuvres de l’interlinguiste, logicien et mathématicien Couturat (1868-1914). Il trouve « intérité » dans Les principes des mathématiques (1905 : 73). A cette seule page : dix occurrences du terme « entre », dont deux sur « la notion d’entre ». Et une note : « On voudrait pouvoir dire « inter-ité » comme en anglais betweenness ou, en esperanto : intereco ». Sur le terrain des échanges européens et mondiaux, le terme indiqué fut trouvé fort utile pour penser identités et altérités des peuples, des groupes, des personnes et relier la construction de l’Europe à son passé tragique. J. Kraus, E.-M. Lipiansky, Hess (1998, 2012), Colin, Alaoui. De son côté, Mutuale souligne l’intérité sociétale. Gabriel, dans un ouvrage à publier, explore un ensemble de figures géométriques qui, avec Platon déjà, ou même avant lui, donne à voir et à penser des intérités multiples. 

Ailleurs, citons Gratton de Montpellier 3. En Belgique, Panhuys (2004 : 144) consacre une longue note à l’intérité. Stevens (2003) comme Breton évoque ce « peut-être, malheureux néologisme » mais il l’emploie vingt fois dans son texte sur aida. Au Québec, citons Godenzzi (2007 : 42-44). Le terme est repris en allemand « interität » à l’Institut de Ludwigsburg (2004) et par Nicklas et coll. (2006 : 34). En anglais, Gourvès-Hayward et C. Morace (2010 : 303-312) choisissent interity. Et en Moldavie, Untila (2014 : 49, 54) y recourt et, en France, Cortès (2014, p. 11) et Carpentier (2015, p. 15). On dispose ainsi d’une belle panoplie de termes complétée qu’elle est par cette « intérité » retrouvée. Puisse cela décourager tout abus dominant fétichisé de l’un d’eux. Et, surtout, permettre un usage souple des divers termes selon les domaines. 

  • L’histoire : entre-deux, centralités et « régulations » (5e s. av. J.-C.), 

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Bibliographie

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