Sources : Cours de formation à l’interculturel présenté par J. Demorgon et N. Carpentier. Les grandes orientations culturelles. II. Domaines et cultures
19e émission : Orientations existentielles; modes d’agir et de penser
93. Coréens et Français : pensées intuitive et inductive-déductive !
Auteur-Monde, Marc Bosche a comparé avec rigueur et profondeur les modalités de pensée des Coréens et des Français. Selon lui, la pensée française manie les concepts et les associe rapidement et facilement en des ensembles complexes. Elle utilise volontiers des alternatives reliées entre elles. D’où des articulations, des anticipations et des planifications possibles. Elle est ainsi profondément assimilatrice.
La pensée coréenne s’organise plus intuitivement et plus concrètement en fonction de chaque événement, au coup par coup. Elle est donc plus volontiers accommodatrice. Marc Bosche se réfère moins à Piaget qu’à l’École de Palo Alto. Il voit la pensée française plus digitale et la pensée coréenne plus analogique. Le recours à la régulation adaptative est ici indispensable pour nous éviter le préjugé évolutionniste selon lequel la pensée française serait plus moderne et la pensée coréenne serait plus ancienne. En effet, la régulation adaptative pose ici deux orientations différentes pour l’action comme pour la pensée. Celles-ci choisissent ou bien de se référer à un environnement plus fluctuant, plus mouvant, plus imprévu; ou, au contraire, à un environnement davantage reconnu et au moins théoriquement stabilisé à travers la connaissance de ses différentes dimensions.
La pensée inductive-déductive concerne ainsi les domaines dans lesquels le cumul des investigations humaines permet davantage de circulations repérées ou repérables. La pensée intuitive s’impose au contraire chaque fois qu’il est nécessaire de produire rapidement un diagnostic dans une relative incertitude.
Dans une perspective historique et stratégique, la pensée intuitive et analogique a certes pu jouer un rôle plus important dans les étapes antérieures de l’humanité. En Corée, “l’unité sémantique est l’idéogramme chinois de nature analogique”.
Les domaines d’activités antérieures des humains ont été la chasse puis l’agriculture et l’élevage. Même dans ces deux derniers domaines, l’environnement reste, pour une grande part, instable, ne serait-ce qu’au niveau de la mouvance des animaux, des éléments, de la maturation incertaine des récoltes.
Au contraire, les sciences et les techniques – et les industries qui en découlent – sont des domaines où l’homme repousse systématiquement l’instabilité. C’est à ce point que les échecs qui arrivent encore nous étonnent maintenant plus que les réussites. On n’a pas oublié l’attitude générale lors des échecs de la navette spatiale américaine ou de la fusée Ariane, etc…
En réalité, il faut dire que les deux modalités de pensée sont toujours mises en oeuvre l’une et l’autre. Une fois de plus on se heurte clairement à la limite de toute approche des cultures en termes comparatifs-descriptifs. Il ne s’agit pas de “la” pensée coréenne et de “la” pensée française mais d’un moment de ces pensées qui se manifeste ainsi dans certaines circonstances et certaines conduites.
L’une des orientations peut alors l’emporter et encore diversement selon les secteurs, les niveaux, les personnes. Un tel primat accordé plus au stable ou plus au fluctuant reste relatif même s’il dure un certain temps. Il y a certes culture et nous l’observons. Encore ne faut-il pas en faire des “natures” coréenne ou française. Ce que d’ailleurs Marc Bosche ne fait pas.
100. Extériorisation et réserve dans les conduites publiques
Dans la quotidienneté, à côté des manières de s’habiller, de se nourrir, celles de communiquer sont tout aussi changeantes : elles oscillent entre des possibilités d’expression soutenue ou réservée. On peut sans doute, pour une part, référer d’abord ces différences aux contextes civilisationnels des grandes formes sociétales. Ainsi dans les cultures communautaires, lors de la rencontre, on éprouvait fréquemment le besoin de passer par le toucher du corps de l’autre. Ne dit-on pas encore prendre contact, même si cela est devenu symbolique. Dans les marchandages de foire entre paysans, la main de l’acheteur et celle du vendeur se rencontraient en un “tope là” qui avait valeur d’accord respecté. Ainsi le toucher faisait foi.
Dans les sociétés et cultures royales-impériales, un apprentissage de la distance à l’autre se met en place. Au sein de l’aristocratie elle-même comme entre elle et le peuple. En même temps, l’expression des émotions fera l’objet d’une éducation conduisant à un art de vivre et même à des rites de politesse rigoureux et précis constituant alors “l’étiquette”.
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Sous cet angle de la réserve et de la spontanéité dans le quotidien des communications, Marc Bosche s’est volontiers penché sur les problématiques interculturelles franco-coréennes (1987). Il précise que pour les Coréens “la timidité est l’objet d’une valorisation sociale”. En relation avec une éducation encore fort empreinte de confucianisme “l’affirmation ostensible de soi n’est jamais perçue comme un signe de qualité humaine, même chez les dirigeants”. A l’inverse, il décrit le Français comme ayant à cœur “de donner une image d’aisance, de sincérité et de force”. Mais quelle est la problématique humaine qui est ici en jeu ? On parle de timidité, mais on pourrait dire plutôt retenue, réserve, discrétion. A l’autre pôle, on peut parler d’assurance, d’affirmation de soi, d’arrogance. Et ces caractéristiques peuvent aller jusqu’au sans gêne, à la muflerie, à la goujaterie. Tout cela est relatif à la fois au sentiment qu’en a celui qui se conduit et aux affects de ceux qui se trouvent là. Aujourd’hui encore des universitaires allemands parlent parfois d’une “Selbst-Darstellung” ou “auto-représentation”, déjà presque “auto-satisfaction”, à propos du style de conférencier de maints universitaires français.
Sur la base de ces différences culturelles, les malentendus entre Français et Coréens sont nombreux. Les Français embarrassent les Coréens par l’imposition de leurs propos, tandis que ces derniers agacent les premiers par une réserve qui les rend difficiles à comprendre. Le respect social de l’autre va très loin chez les Coréens. Il concerne même les habits qui doivent n’être pas trop voyants. Pas de costume fantaisie. Pas de chemise ni de cravate de couleur vive. Même des chemises dans les tons pastel seront déplacées. Ici la différence est relativement réduite avec les Français. Mais par contre, l’homme d’affaires français qui vient à son rendez-vous enveloppé des senteurs de son eau de toilette pense indiquer sa bonne éducation. Les Coréens le trouveront parfumé comme une geisha locale. Même les Coréennes ne se parfument pas dans leur vie quotidienne.
Certes, dans ces oppositions culturelles, on est en présence d’un réel dilemme. D’une part, il faut s’intégrer avec discrétion; d’autre part, on peut vouloir exister comme personne singulière, et se faire reconnaître des autres. Le jeu entre l’individu et la collectivité est toujours présent. Mais en fonction des situations, des couches sociales et des époques, les cultures inventent des conduites dans lesquelles varie le dosage de la réserve et de l’extériorisation. Par exemple, pour les Coréens, cette extériorisation sera possible dans un contexte socialement approprié, plus ou moins sous le couvert et avec l’excuse d’une alcoolémie. Le bar est ainsi le lieu où les langues se délient et où les personnes se découvrent. Dans la même perspective, les soirées seront comprises comme une occasion d’ouverture plus détendue mais nécessaire. Si les hommes d’affaires français préfèrent garder leur soirée disponible, ils passeront pour indifférents et froids aux yeux de leurs partenaires coréens. A l’inverse, le Français pourra souhaiter se rabattre sur l’occasion d’un bon déjeuner mais, à ce moment de la journée, les Coréens mangent rapidement. On le voit, les deux cultures ne renoncent, ni l’une ni l’autre, aux deux nécessités de la réserve et de l’extériorisation. Pascal, qui n’était pas coréen mais honnête homme du royal XVIIe siècle français, écrivait déjà : “le moi est haïssable”.
Il conviendrait ici d’éclairer encore les remarques de M. Bosche, à partir d’une approche historique. Remarquons seulement que l’auteur se réfère fort justement au confucianisme. Or, il s’agit là d’une morale apparue au cœur du courant culturel impérial. La réserve est le signe du respect que l’on met quotidiennement en oeuvre à l’égard de l’Empereur et de toute la hiérarchie administrative qui garantit le bon fonctionnement de la complexe société impériale.
La France fut elle aussi un Royaume très hiérarchisé. Mais elle s’est transformée en nation-marchande qui doit vendre. Même le Président de la République et le Premier ministre se transforment en voyageurs de commerce dans le monde. Mais ils le font parfois avec des modalités héritées de leur identification à un pays qui fut successivement celui de “l’universalité de la langue française” comme langue diplomatique internationale et celui de l’“universalité” de la Révolution française et des Droits de l’Homme. En France, l’ostentation s’est transmise de la Monarchie française à la République française et cela non seulement chez les gouvernants mais encore jusqu’aux citoyens.
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Au-delà des seuls Coréens et Français soulignons que chaque culture situe la réserve et l’extériorisation dans des moments différents de la temporalité sociale. Qu’il s’agisse de la journée, de la semaine ou de l’année. De même, ce sont des conduites différentes qui vont supporter extériorisation et réserve. L’étonnement est grand chez les occidentaux quand ils entendent les Japonais, le plus souvent très réservés, manger la soupe aux nouilles et faire pour y parvenir une aspiration très bruyante. Ils constatent ensuite qu’ils doivent eux-mêmes faire ainsi ou renoncer. Étonnement plus grand encore lorsqu’en public, un honorable cadre supérieur japonais très enrhumé, se met à renifler bruyamment. On n’ignore pas cependant que l’usage des mouchoirs est, selon les cultures, jugé propre ou fort sale.
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La réserve à l’égard de ses propres sentiments doit être effective même quand ceux-ci surgissent dans des situations imprévues : par exemple voir un moyen de transport partir devant soi. Dans de telles circonstances, le Japonais sourit. Il importe de comprendre cette culture de la réserve et son sourire de compensation pour ne pas l’interpréter comme une excessive soumission au choses. Si votre hôte japonais sourit quand c’est à vous que cela arrive, il ne faut pas voir cela comme une moquerie.
Une autre manifestation de la réserve consiste à ne pas venir à l’improviste chez les autres. Comme Anne Reymond le souligne dans son livre La vie en Grande Bretagne : “Do not disturb”, “ne pas déranger”. “La première des choses à faire si vous souhaitez non seulement lier amitié mais surtout conserver vos amis british, c’est de respecter leur vie privée. “On ne passe pas chez eux sans les prévenir, sous peine de perdre parfois jusqu’à leur estime. On téléphone, on prévient, on s’annonce, surtout à Londres. En effet, il faut penser que chacun s’enferme dans son sacro-saint cocon musical ou visuel, et se protège comme il peut de la ville qu’il tient à distance au bout d’un fil téléphonique. A peine la porte fermée sur le monde du travail, bon nombre de Dr Jekyll des affaires se débarrassent en un tour de main de l’uniforme trois pièces rayé sombre pour enfiler pantalon de velours côtelé et chemise sans cravate : “Private, strictly no admittance”, “privé, entrée strictement interdite”.
- Bosche Marc, Le management interculturel, Nathan, 1996.
- Demorgon Jacques, Merkens Hans. Les cultures d’entreprise et le management interculturel. Paris-Berlin, Ofaj-Dfjw.