Word World (par Jacques Demorgon)

a./ L’approche dimensionnelle, nous l’avons dit d’emblée, pourrait paraître superflue dans la mesure où elle est largement tributaire des cinq autres approches qui ont élaboré les dimensions culturelles spécifiques de leur domaine et de leur perspective d’étude.

b./ Toutefois, en la négligeant, a fortiori en l’éliminant, on commettrait ainsi plusieurs erreurs. D’abord, une récapitulation est indispensable pour faire apparaître une panoplie de dimensions qui n’a pas d’emblée son organisation. L’approche dimensionnelle a déjà comme problème propre la prise en compte des meilleures modalités de cette organisation. Cela comporte la compréhension de la transversalité des six approches.

c./ Le problème de l’« unité, diversité » transversale, évolutive des dimensions des cultures présente un intérêt supplémentaire. L’élaboration « donnée, construite » de l’ensemble des dimensions conduit nécessairement à la question de l’oubli possible d’autres dimensions.

d./ Il est naturel d’avoir des doutes et de chercher à les lever. Ça tombe bien car il y a justement une dimension oubliée ! Qui plus est, elle risque de continuer à l’être.

e./ Cela tient à la non distinction de deux niveaux de l’expérience humaine stratégique et culturelle. Nous pensons toujours la culture à son niveau second, celui où tel ou tel ensemble humain singulier produit sa culture.

f./ Nous omettons de penser à son niveau originel qui précède et conditionne le second. Il s’agit de la condition de tout être humain au sein d’autres humains de pouvoir produire de la culture.

g./ Nous avons souvent rappelé le célèbre mythe grec d’Épiméthée et de Prométhée, le premier sans doute à nous dire cela en un récit imaginaire. Épiméthée y est qualifié d’étourdi. En effet, pressé par les dieux, il distribue à tout-va aux animaux qui sont là les dispositions nécessaires à leur survie. Quand il arrive aux humains, il n’a plus rien. C’est son frère Prométhée qui remédie à la situation quand il vole le feu aux dieux et le donne aux hommes.

h./ Le mythe nous réfère à un humain démuni des dispositions nécessaires à son existence. Mais il reçoit plus : la possibilité indéfinie d’agir pour produire telle disposition nécessaire. Il reçoit même bien mieux : il peut inventer à chaque fois la disposition la mieux adaptée à toutes les situations et circonstances différentes qu’il rencontre. C’est cela la culture comme fondement de toutes les cultures.

i./ L’oubli de cette dimension fondamentale est lourd de graves conséquences. Les humains se vivent comme banalement producteurs de cultures. Dans ces conditions, non seulement la leur vaut celle des autres mais il la pense facilement comme supérieure. Les querelles entre cultures, devenues comme des identités légitimes, privent les humains de s’ouvrir à leurs interactions culturelles qui relèvent de leur condition commune dès lors déniée.

j./ Dès 1883, le biologiste Julius Kollmann pose le concept savant de « néoténie » en lieu et place du mythe grec. La néoténie relève d’un processus naturel complexe qui est à l’œuvre dans la nature, bien avant son intervention dans la genèse de l’humain. Quand, en milieu déficitaire, un animal ne développe plus la maturation de sa fonction reproductrice, il risque de disparaître. Or, certains animaux acquièrent à ce moment-là une nouvelle fonction de reproduction compatible avec leur état de jeunesse. Étymologiquement : neos, « jeune » et teinô, « je prolonge ». L’animal peut ainsi se reproduire à partir de cette condition de jeunesse prolongée.

k./ La néoténie humaine est un phénomène autrement complexe. Il articule la dimension de verticalité, la production d’un cerveau plus développé, la nécessité de partager ce développement entre deux périodes : avant et après la naissance, pour ne pas handicaper la période de grossesse et l’accouchement. Et le résultat : l’enfant humain va dépendre plus que tout autre animal de l’élevage et de l’éducation humaine pour devenir un humain. En même temps, la production culturelle devient son habitus d’humain, indépendamment des produits culturels eux-mêmes voués à se renouveler dans le contexte d’une expérience environnementale indéfinie, voire illimitée.

l./ À cet égard, Raùl Fornet Betancourt (2011, 2014) écrit des pages décisives du point de vue de sa philosophie interculturelle exigeante. Il distingue fortement le moment des cultures particulières produites et le moment originel de possibilité de « la culture » comme leur irréductible source à toutes.

m./ Pour nous rendre attentifs à l’importance extrême de ce moment originel, Fornet Betancourt invente son expression à lui : « le continuum « condition humaine-culture ».

n./ Dans cette expression, tout est dans l’insistance, la répétition de l’inséparabilité grâce au terme « continuum » et au trait d’union.

o./ Nous disposons ainsi de trois grandes formulations de la dimension la plus exceptionnelle de la culture : son rôle de fondement de la condition humaine.

p./ Pour empêcher que cette dimension ne disparaisse une fois de plus, malgré la splendeur narrative du mythe grec, le néologisme scientifique de Kollmann, la magnifique simplicité expressive de Fornet Betancourt, il nous paraît indispensable de la nommer « destinale »

q./ En effet, le destin des humains n’est pas dans telle ou telle culture qui se prétend légitime au pouvoir suprême. Bien au contraire, comme telle, elle devient inévitablement inhumaine. r./ En effet, elle continue à barrer le chemin qui est celui de la condition de tout être humain, au sein d’autres humains, de pouvoir produire sans cesse, de façon renouvelée, la culture.

s./ La culture, c’est-à-dire non pas telle culture mais ce qui, à travers toutes, reçoit celles qui naissent dans les libres expériences en cours et en devenir de tous les acteurs humains. La culture s’origine dans les noces de l’entre-humains comme dans celles de l’entre-humain et de l’entre-mondes.

t./ Pourquoi cette incompréhension, ce refoulement, cet oubli de la culture comme humaine destinale ?

u./ La réponse est à trouver dans l’ampleur, l’intensité, le niveau d’exigence de la responsabilité humaine. D’autant qu’elle ne peut en aucun cas être seulement individuelle. La « condition humaine-culture » n’a pas d’autre possibilité que d’être rigoureusement interhumaine. Toutefois, cela ne peut jamais être automatique mais toujours le produit d’une liberté qui elle-même déjà n’existe qu’interhumaine. Tout cela indique assez que destinal n’est pas ici un terme de contrainte, libre à chacun de l’oublier encore.

Retour au sommaire. III. WW Mondes