Word World (par Jacques Demorgon)


Sources : Les grandes orientations culturelles. Cours de Formation à l’interculturel

présenté par Jacques Demorgon et Nelly Carpentier

I. Les problématiques

1. Les cinq perspectives d’étude des cultures

5e leçon : HALL et AU-DELÀ : COMPARAISON, EXPLICATION, COMPRÉHENSION


17. L’OEUVRE DE HALL : PERSPECTIVE COMPARATIVE DESCRIPTIVE ET AU DELÀ

Les émissions précédentes nous ont permis de parvenir à la quatrième perspective, comparative-descriptive et même déjà aux bases de la cinquième perspective, explicative-compréhensive. Nous allons les développer dans la leçon d’aujourd’hui. Et d’abord à travers l’oeuvre du psychosociologue américain E.T. Hall.

Son oeuvre est elle-même passée d’une étude singularisante des cultures indiennes d’Amérique du Nord, Hopi et Navajo, à une conception globalisante de l’étude des cultures. On a pu dire de façon critique que c’était là une expression dérivée d’un certain universalisme américain qui se considère comme ayant toute la planète en charge. Un tel lien n’est pas à exclure puisque Hall s’est occupé de former les diplomates des États-Unis. Cela ne doit pas nous empêcher de voir que les généralisations – si elles sont bien faites – nous permettent de comparer utilement un grand nombre de cultures quant à leurs ressemblances et à leurs différences.

Nous verrons ensuite comment il est possible de déconstruire, de compléter, de prolonger le travail de Hall et comment cela permet de fonder l’étude explicative et compréhensive des cultures. Cette tâche n’en est qu’à son début mais elle peut déjà profiter des résultats obtenus par nombre d’études ethnologiques, historiques, sociologiques, philosophiques et anthropologiques.

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L’un des premiers, le psychosociologue américain E.T. Hall a proposé des vues d’ensemble généralisantes sur les conduites culturelles. Son rôle de précurseur est incontestable. A partir du mitan du siècle, il n’a cessé de publier des ouvrages qui signifiaient clairement que la culture faisait tellement corps avec notre être que nous finissions par n’en plus voir l’existence.

Que l’on songe à l’une ou à l’autre de ces trois métaphores qu’il lui a appliquée en intitulant ses livres: “Le langage silencieux”, “La dimension cachée”, et même “La danse de la vie”.

Son mérite assez exceptionnel est d’avoir découvert des notions très simples, très générales, applicables à un grand nombre de cultures. Ces notions générales, fonctionnellement bien choisies, facilitait l’analyse comparée.

Au début il y est parvenu en opposant simplement des comportements différents. Ainsi la monochronie était une conduite culturelle selon laquelle l’acteur préférait traiter les tâches une par une; la polychronie, une conduite culturelle selon laquelle l’acteur préférait traiter plusieurs tâches ensemble.

C’était bien pour Hall des conduites culturelles et non naturelles dans la mesure où il pensait que certaines conditions historiques pouvaient avoir favorisé l’une ou l’autre. Par exemple il suggère ( c’est l’un de ses rares recours à l’histoire) que la vie dans la grande famille romaine (gens romana), avec une centaine de personnes ou plus, devait pousser à la conduite polychronique. On faisait son travail mais on pouvait aider un enfant en difficulté, faire une remarque à un esclave, revenir à sa tâche, être sollicité par l’arrivée de quelqu’un et ainsi de suite. A l’opposé, les tâches industrielles, au moins à un certain moment du développement industriel, étaient morcelées, répétitives et obligeaient pratiquement à un comportement monochrone.

Cet exemple permet de bien comprendre ce qu’est la méthode comparative descriptive. Elle découvre, en principe par l’observation, des conduites chez les uns et des conduites différentes chez les autres et elle les décrit. A partir de là, il est difficile à l’esprit humain de ne pas chercher à prolonger la description comparative en demandant mais pourquoi les uns font ainsi et les autres autrement. La méthode comparative-descriptive conduit à la méthode explicative compréhensive. Elle la précède et la prépare. Malheureusement les réponses au pourquoi manquent souvent car on n’a généralement pas observé ces lents cheminements qui mènent des conduites aux cultures à travers des convergences d’expériences et des transmissions entre personnes, groupes, institutions et générations.

L’oeuvre de Hall apporte une autre donnée fondamentale encore trop peu perçue. Dans la genèse des cultures si l’on fait jouer tout le rôle aux conditions géohistoriques on tombe dans l’erreur du déterminisme. Ces conditions historiques de genèse des cultures n’entraînent pas avec leurs transmissions de véritables marquages dont les individus seraient ensuite prisonniers. Cette vision de la culture comme “programmation mentale”, selon l’expression si contestable de Hofstede, rend bien des personnes hostiles aux études de cultures. Accompagnant diversement le jeu des circonstances, il y a, dès le départ, chez l’être humain s’adaptant, une liberté d’orientation.

Ce que Hall a contribué à montrer c’est que l’homme porte en lui la possibilité des différences. Il n’est pas marqué de l’extérieur par le milieu. Il va au-devant du milieu et fait des choix.

L’étude par Hall des différentes cultures de communication, plus explicites ou plus implicites, montre cela de façon lumineuse. En effet pour communiquer, je dois m’adapter à mes interlocuteurs. Pour celui qui partage le même contexte que moi je peux et même je dois, pour ne pas l’importuner, me contenter d’être allusif. Pour celui dont le contexte habituel n’est pas le mien je dois m’efforcer de définir et d’expliquer.

Communication plus implicite ou communication plus explicite sont produites par chacun. Cependant les circonstances historiques pourront faire qu’au plan de la culture nationale les orientations seront plus fréquemment implicites – par exemple en France, en Espagne, en Amérique latine, au Japon – ou plus explicites – par exemple en Autriche, Suisse, Allemagne, aux États Unis, etc…

Toutefois, sur ces bases, Hall n’a pas étudié les conditions qui ont pu historiquement constituer ces orientations en cultures. Nous le ferons dans notre seconde partie. Un ensemble d’études est nécessaire pour y parvenir.

Ce n’est pas partout non plus que Hall a mis en évidence la régulation adaptative naturelle qui est à l’origine des différences de conduite culturelle. Ainsi, dans les cas de la monochronie (une seule tâche à la fois) et de la polychronie (plusieurs tâches menées ensemble) que nous avons évoquées ci-dessus, la source humaine naturelle est à chercher dans la régulation adaptative nécessaire à tout homme entre attention centrée (focalisation) et attention décentrée, de surveillance alentour.

Pareillement Hall a très bien étudié, décrit et même filmé les variations des conduites liées à la régulation entre distance et proximité dans la relation spatiale aux autres. Par contre il n’a pas étudié non plus les sources historiques qui ont fait que ces variations se sont stabilisées différemment selon les cultures.

L’oeuvre de Hall est ainsi partagée entre simplicité et complexité. D’où des jugements contrastés à son égard. Pour certains, ses notions apparaissaient comme simplement descriptives. Elles ont l’air de décrire des “standards culturels”, comme on le fait encore parfois en Allemagne. Elles se présentent sous forme de couples d’opposés. Cela donna l’impression à beaucoup d’une pensée simpliste voire caricaturale, et cet aspect existe.

Mais, par ailleurs, on n’a pas assez remarqué qu’il a lui-même introduit ensuite à une autre vision selon laquelle notre comportement doit non pas choisir entre une conduite et une autre mais rechercher une adaptation en jouant à partir des orientations opposées.

Dès lors on sort du simplisme et on entre au contraire dans une régulation adaptative fine, ouverte qui ne rejette pas la réponse culturelle mais en cas d’échec, mobilise la régulation adaptative qui va chercher à corriger la réponse habituelle pour mieux l’adapter au contexte nouveau.

Deux raisons poussaient Hall à garder une certaine simplicité dans l’effort de définition des conduites culturelles.

La première, c’est qu’il était un chercheur empiriste. Il voulait opérationnaliser ses notions pour en démontrer l’existence par des observations enregistrées. Par exemple, il fit faire à ses étudiants des observations sur les files d’attente où il vérifiait la variation culturelle des distances entre les personnes. Ou bien il filma les échanges commerciaux sur les marchés : il y découvrait cette fameuse “danse de la vie”, harmonie ou dysharmonie selon qu’acheteurs et vendeurs appartenaient ou non à la même culture nationale ou sociale ou d’âge.

La seconde raison qui poussait Hall à maintenir des généralisations simples et claires c’est qu’il était formateur. D’abord pour des diplomates puis pour des cadres d’entreprises internationales. Hall a souvent du chercher à atteindre pédagogiquement l’essentiel.

Mais alors il a pu par souci d’efficacité conduire jusqu’à des conseils de formation un peu “caméléonistes”. Transformez-vous en autrui pour le comprendre et vous faire comprendre de lui. C’est sans aucun doute une nécessité de départ mais qui doit être dépassée ensuite.

On peut tirer son oeuvre dans le sens simpliste mais on peut aussi lui restituer clairement une complexité qu’elle dissimule souvent, qu’elle a oubliée parfois ou qu’elle ne pouvait pas encore atteindre.

L’oeuvre de Hall est, dans ses applications, souvent tirée vers la culture comme programme et code. Mais la culture y est aussi vue comme une aventure à la recherche d’une meilleure adaptation. C’est seulement sur cette base, heureusement esquissée chez Hall, que l’on peut s’avancer pour mieux comprendre en même temps notre culture et les autres cultures.

Dès lors les contradictions des situations et les conditions historiques seront pour nous deux sources complétant la méthode comparative descriptive par la perspective explicative-compréhensive.

Donnons d’abord un exemple de travail comparatif-descriptif de qualité ne se prolongeant toutefois pas vers le compréhensif-explicatif. Nous terminerons cette émission en définissant un modèle dynamique d’ensemble des cultures et des interculturels.

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17e leçon : ESPACES ET TEMPS


78. DE LA PROXÉMIQUE À LA DANSE DE LA VIE

Dans l’étude de l’espace et du temps, l’oeuvre de Hall est de nouveau une référence obligée. Il est, en effet, à l’origine de recherches empiriques qui ont utilisé l’observation enregistrée. Il a même créé pour ses études une discipline nouvelle : la proxémie (proximus = proche). Cela lui a permis de montrer que selon les circonstances mais aussi selon les cultures, les personnes n’établissaient pas les mêmes distances entre elles.

Selon les circonstances, Hall définit quatre distances :

  1. la distance publique éloignée concerne la relation spectaculaire. Proche, elle se réfère aux rapports collectifs dans un groupe commun;
  2. la distance sociale éloignée peut concerner la relation hiérarchique. Proche, elle se réfère, par exemple, aux relations professionnelles. Elle peut aller d’un mètre vingt à trois mètres soixante:
  3. la distance interpersonnelle oscille entre 1m25 et 45 cm, selon qu’elle est éloignée ou proche. Dans le premier cas, au plan visuel, on peut considérer l’ensemble de la personne et au plan auditif, la voix doit être pleine pour être entendue. Dans le second cas, on est déjà dans la familiarité.
  4. la distance intime oscille entre 40 et 0 cm selon qu’elle est éloignée ou proche. Elle définit une intimité familiale ou plus réservée encore, d’ordre sexuel.

A partir de ces distinctions on peut étudier comment elles varient selon les cultures. Ainsi, dans la rencontre interpersonnelle, certaines personnes s’approchent exagérément par rapport aux habitudes des autres qui, souvent, se reculent. Dans la culture allemande, par exemple, selon Hall, “il y a un besoin compulsif de maintenir l’espace vital, le lebensraum. Les Allemands se sentent souvent serrés. Ils réagissent viscéralement s’ils trouvent leur territoire menacé. La distance interpersonnelle est plus grande chez eux que chez les Français. Le contact physique – toucher, prendre dans ses bras, embrasser – est généralement évité et de toute façon est infiniment plus rare et plus restreint que chez les peuples latins. Littéralement, les Allemands “gardent leurs distances”. Qu’ils soient debout, assis ou couchés d’ailleurs. A ce sujet on comparera, avec Pascal Dibie, l’usage du lit français – latin – pour deux personnes, et des lits jumeaux allemands – anglo-saxons. Comme il est facile de le deviner, cette plus grande distance interpersonnelle sera souvent perçue par les Français comme un signe de réserve, de froideur ou même d’animosité”. Ceux-ci seront également gênés par la clôture et la lourdeur des portes qui manifestent une “volonté de bien séparer le territoire individuel (privé ou non) du domaine commun. Les bureaux directoriaux en Allemagne ont même le plus souvent une double porte… Les dirigeants d’une entreprise américaine qui venait d’acheter une société allemande, ont été stupéfaits de constater que chacun des dirigeants allemands de la société disposait d’un bureau aux portes soigneusement ajustées, aux murs parfaitement insonorisés”. Un manager allemand qui travaillait aux États-Unis était si excédé de la façon dont certains Américains se rapprochaient de son bureau qu’il avait même fait clouer à la distance qu’il souhaitait le fauteuil de son visiteur.

On ferait des remarques semblables concernant la culture japonaise. Une jeune étudiante de cette nationalité disait que les Français ne se rendaient pas compte de l’intense irritation qu’ils produisaient chez les Japonais quand, pour exprimer une certaine tendresse, ils passaient spontanément leurs mains dans la chevelure d’un jeune enfant.

L’observation de jardins publics dans des pays différents est également pleine d’enseignements. Dans certains cas, dès qu’une personne est assise sur un banc public, on considère qu’on la dérangerait en y venant. A l’inverse, dans d’autres pays, même si un banc de quatre personnes est rempli, une cinquième pourra néanmoins chercher à s’asseoir. Il n’est pas rare que dans ce cas, l’une des quatre personnes assises se lève et s’en aille.

Une étude plus détaillée des rapports à l’espace devrait également prendre en compte les ponctuations extérieures et intérieures de la maison. Dans nombre de pays, le seuil extérieur de la maison est constitué non seulement par une porte mais encore par un petit auvent qui a plusieurs significations. Certaines sont symboliques, d’autres pragmatiques. Par exemple cela permet de recevoir sur le seuil de la propriété sans faire entrer la personne. Ainsi, selon Hall, en Allemagne, une personne qui se tient sur le seuil d’une porte est perçue comme ayant déjà pénétré dans la pièce. Elle a franchi les limites internes du territoire personnel; elle s’est rendue coupable d’intrusion. A l’intérieur de l’entreprise, même les dirigeants se gardent d’empiéter sur le territoire de leurs subordonnés.

A l’intérieur de la maison, on ne pénétrera pas librement dans la cuisine d’une maison française, alors que ce sera relativement admis dans une cuisine américaine dans laquelle le réfrigérateur est relativement collectivisé.

D’autres études empiriques de Hall également enregistrées ont été faites par exemple sur des marchés. Elles ont permis de découvrir que dans des scènes d’échanges commerciaux entre personnes de cultures différentes, de nombreuses ruptures de rythmes avaient lieu car l’ajustement ne se faisait pas. Au contraire, quand acheteur et vendeur étaient de la même culture, l’harmonisation des conduites sautait aux yeux, au point que Hall put y trouver le titre d’un de ses livres : la danse de la vie.

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