Pour ou contre l’État. Une transhistoire : J.C. Scott et P. Clastres
1.1./ P. Clastres : une chefferie différentielle en guerre et en paix
a./ Dans les années qui suivent mai 68, Pierre Clastres (1974) obtient un franc succès auprès des étudiants avec son livre La société contre l’État. Ethnologue, immergé dans quelques tribus d’Amérique du sud comme les Guayaki, il découvre leur réticence profonde à perdre leur liberté en temps de paix en confiant l’organisation de leur existence à un chef quel qu’il soit.
b./ Pour contenir la propension dominatrice de tout chef, ils lui donnent des obligations astreignantes telles que tenir régulièrement un discours en faveur de l’unité de la tribu ou se préoccuper constamment des difficultés des uns et des autres et les aider.
c./ Certes, en cas de guerre, avec des tribus voisines querelleuses, il leur faut un chef très réactif dans la situation. Ils acceptent celui qui possède ces compétences. Mais la guerre terminée, il doit en revenir à son statut de chef du temps de paix.
d./ La mort accidentelle de Clastres nous laisse une œuvre précieuse interrompue. Elle indique que la longue humanité prénéolithique était constituée de microsociétés se gouvernant elles-mêmes. Certes, la guerre était déjà un facteur requérant la cohérence du groupe, ce qui donnait à la forme sociétale de l’État une chance d’émerger.
1.2./ J. C. Scott : des chasseurs-cueilleurs sédentaires dans les deltas paradis
a./ James C. Scott (2019), anthropologue néerlandais, se déclare toujours proche de Clastres. Il le prolonge de façon toute différente puisque son étude porte sur la Basse-Mésopotamie au néolithique (Obeïd : 6500-3800 AEC).
b./ Il constate l’erreur courante de l’opposition sommaire « nomades sans État », « sédentaires étatiques ». Certes, plus tard, il en ira bien ainsi sauf que, pendant quelques millénaires, des sociétés de sédentaires ont existé sans devenir étatiques.
c./ Son étude repose sur la découverte de deltas paradis, régions exceptionnelles, très plates, permettant la coexistence de deux écologies : l’une fluviale et d’eau douce, l’autre maritime et saline. Elles mêlent leurs ressources dont font partie les migrations animales. Poissons, oiseaux, grands mammifères se retrouvent selon les saisons. Les chasseurs en profitent car, en quelques semaines, ils disposent de subsistances qu’ils vont sécher, saler et conserver pendant des mois.
d./ On comprend la transformation du chasseur nomade en sédentaire qui reste chasseur. Pourquoi se déplacerait-il puisque « les différents milieux lui rendent visite ».
e./ Ces petites sociétés sont réticentes à la formation de l’État et l’État n’est guère en mesure d’exister car ce type d’économie plurielle et mouvante est bien difficile à contrôler. Scott met en évidence ce frein à l’arrivée des États.
f./ Le cas de la Basse-Mésopotamie correspond à nombre d’autres deltas paradis célèbres de l’Indus, du Nil, de la baie de Hangzhou en Chine. Ailleurs encore, en Asie du sud-est, au Mexique et au Pérou.
g./ Il est vrai, ce temps d’une humanité antérieure de chasseurs-cueilleurs nomades, coexistant avec une humanité de « sédentaires sans État » n’a sans doute même pas duré 4 000 ans. `