Sources. Les grandes orientations culturelles. Cours de formation à l’interculturel présenté par Jacques Demorgon et Nelly Carpentier
I./ Les problématiques
2. Mondialisations et mutations dans la pratique et la pensée des cultures
10e leçon : Des acculturations à l’interculturation
41. Devereux et l’acculturation antagoniste
Nous commençons de le comprendre, il n’est pas facile de découvrir et d’analyser les enchevêtrements intra et interculturels qui résultent des interactions multiples des personnes, des groupes, des organisations et des sociétés. Un travail capital est à cet égard celui de l’ethnopsychiatre Georges Devereux [4]. Il fonde l’ethnopsychanalyse complémentariste et poursuit, lui aussi l’approfondissement de cette notion d’acculturation avec un concept fondateur celui d’acculturation antagoniste. Cette acculturation peut prendre trois formes principales et plusieurs formes secondaires.
a) En premier lieu, l’antagonisme utilisera “l’isolement défensif”. Cet isolement peut rarement être total mais il peut être très important. Le “contact” peut être supprimé pour la plus grande partie de la population. De même les influences culturelles peuvent être systématiquement barrées. En étudiant les fermetures interculturelles, nous avons déjà donné des exemples d’isolement défensif. N’en donnons qu’un seul ici mais actuel et remarquable: celui des indiens Cunas.
Dès l’arrivée des Conquistadores, ils sont sans cesse repoussés et doivent s’adapter. De chasseurs qu’ils étaient, ils deviennent agriculteurs et maintenant pêcheurs. Ils sont aujourd’hui 30 000, réfugiés pour la plupart dans le Golfe du Mexique, Archipel des Samblas. Ils relèvent de l’État panaméen mais n’obéissent qu’à leurs chefs locaux politiques et religieux. En dépit de leur pauvreté, ils refusent toute installation hôtelière touristique. L’une s’étant tout de même effectuée, ils se sont mobilisés pour la détruire [5].
b) En second lieu, l’antagonisme prend le risque de “l’adoption de moyens nouveaux” pouvant entraîner des conséquences modificatrices de la culture d’origine. Les membres de cette culture vont chercher à limiter ces conséquences de façon à ce que l’essentiel de leur culture soit sauvegardé. Exemple des plus significatifs, celui des Moken, chasseurs nomades marins de l’Archipel des Mergui en Asie du Sud-Est. Ils se refusent à la sédentarisation, incompatible avec leur mythe fondateur et l’identité nomade et marine qu’il implique. Mais la période de la mousson ne leur permet pas d’être en mer. Ils s’installent alors de manière précaire, entre terre et mer, sur des territoires abandonnés, inhospitaliers. Ils y mettent en oeuvre, de façon provisoire, les techniques agricoles qu’ils connaissent bien mais juste pour se nourrir. Chaque année, pendant cette saison terrestre – celle du sacré – leurs chefs religieux récitent et chantent, pendant des heures, leur mythe fondateur. Dès la fin de la mousson, les Moken délaissent leurs installations provisoires et repartent en mer. Ils connaissent les diverses techniques de pêche mais se refusent à employer des filets. Par contre, ils ont doté leurs bateaux de moteurs, ce qui – tout en leur donnant un atout supplémentaire dans leur pêche au harpon – n’est pas incompatible avec leur identité. En effet, dans l’adoption de moyens nouveaux, ils écartent ou marginalisent ce qui pourrait entamer
leur culture nomade. Pour eux, le bateau (avec ses deux échancrures avant et arrière: bouche et anus) et l’homme sont une même image: celle du mouvement, du courant, du passage mais aussi du vide sans cesse retrouvé. Le plein signifierait blocage et mort. Dans ces conditions, ils ne peuvent envisager une quelconque installation, un quelconque stockage. Nous accédons ici aux fiertés culturelles spécifiques des cultures de chasseurs [6]. Et nous constatons qu’une adoption partielle de moyens nouveaux peut ne pas remettre en cause la culture originelle.
Il est vrai qu’entre sociétés communautaires et nationales-marchandes, l’écart historique est profond. Les premières n’ont guère de choix qu’entre résister presque telles quelles ou mourir de suite.
Il n’en va pas de même entre sociétés royales-impériales et sociétés nationales-marchandes. Ici les premières peuvent encore penser pouvoir se défendre. Mais en empruntant les moyens nouveaux de leurs adversaires elles peuvent tomber dans sa force culturelle d’attraction. L’évolution de la Chine appartient à l’avenir; celle de l’UEI, ex URSS, est encore incertaine. Seule l’acculturation antagoniste géopolitique du Japon a parcouru son cycle entier de l’ère Meiji à nos jours.
42. Le fondement de l’interculturation : la logique adaptative complémentariste
Dans les oppositions et dans les fermetures entre sociétés l’ouverture n’est totalement exclue qu’aux extrêmes absolus des ethnocides et des génocides. De même, dans les ouvertures, une part de fermeture reste à l’oeuvre. On rencontre ici le paradoxe de l’homogénéisation. Plus l’ouverture à l’autre est grande, plus je peux être influencé par lui et lui ressembler. Notre ouverture totale à l’altérité entraînerait notre submersion voire notre suppression. Il n’y aurait plus d’altérité puisque nous serions devenus “comme elle”. D’où la volonté chez nombre de personnes, de groupes, d’organisations et de sociétés de maintenir des séparations, voire des ségrégations. Mais ce paradoxe incomplet est généralement le fruit de la peur.
Pour retrouver le paradoxe dans sa dynamique étendue et profonde, il faut voir que l’homogénéisation redoutée est toujours partielle et même si elle était plus étendue elle ne représenterait qu’un moment de l’adaptation, celui qui est caractérisé par le primat de l’accommodation à l’autre. Dans la suite, cette altération internalisée sera retraitée à partir de nous et de notre culture antérieure qui est aussi encore là. Dans cette situation de dissociation relative, nous allons assimiler le récent changement selon notre propre hétérogénéité, notre spécificité. La pleine conscience de cette complexité évolutive a d’ailleurs été clairement mise en lumière, à propos de sa culture, par l’auteur nationaliste japonais Shintaro Ishihara dans son ouvrage” Le Japon sans complexe”.
Généralement, le résultat n’est ni le maintien de notre hétérogénéité de départ ni une arrivée d’homogénéisation avec l’autre. Le plus souvent, il est le
fruit du double processus d’accommodation et d’assimilation entre nous-même et l’environnement naturel ou humain. Il y a une suite de transformations réciproques au cours desquelles nous devenons partiellement l’environnement et l’environnement devient partiellement nous, hors de nous (humanisation de la nature et de l’étranger) et en nous-même (modélisation scientifique ou esthétique de la nature et de l’étranger).
La logique adaptative complémentariste devrait nous garder des polarisations erronées telles que celles qui consistent à croire que l’autre va totalement nous assimiler ou que c’est nous qui allons totalement l’assimiler. Ouverture/ fermeture, accommodation/ assimilation, homogénéisation/ hétérogénéïsation sont des polarisations modélisées d’ajustement adaptatif. Fruits de constructions élaborées à partir d’échecs nombreux et répétés, elles désignent des orientations opposées qu’il nous faut conjuguer dans notre expérience: le comment dépend du réel et de nous.
A partir de là, on pourra mieux éclairer les biais idéologiques pervertissant les notions d’assimilation et d’intégration. Dans la mesure où assimiler l’autre, c’est le ramener entièrement à nous, on a voulu proposer le concept jugé plus ouvert d’intégration. Les modifications importantes ne doivent pas être d’un seul côté car là, on est encore dans l’assimilation. Mais une véritable réciprocité suppose une intégration particulièrement novatrice et englobante, créatrice d’une nouvelle réalité mixte. C’est rarement le cas entre deux cultures de deux pays différents.
Nous verrons ci-après que certaines stratégies politiques peuvent conduire à des interculturations importantes. Plusieurs fois dans l’histoire, les conquérants ont imposé aux conquis nombre de caractéristiques de leur culture mais leur conquête ne s’est confirmée que, lorsqu’à leur tour, ils ont accepté nombre de caractéristiques des conquis. Les Romains conquérants de la Grèce se sont largement hellénisés. Les Mandchous conquérants de la Chine se sont largement sinisés.
On connaît, dans le domaine religieux, l’importance des syncrétismes. Le shintô, religion indigène du Japon s’est incorporée un grand nombre de données appartenant au bouddhisme, au taoïsme, au confucianisme. Toutes ces variations ont entraîné la constitution d’un millier de sectes différentes au Japon.
Les psychosociologues américains toujours soucieux de vérifications expérimentales ont montré, en particulier Sherif, que des groupes d’enfants conduits artificiellement à se juger différents au point même d’en devenir hostiles pouvaient quand même être ensuite intégrés dans une oeuvre de coopération: à la condition qu’elle soit fondée sur des objectifs particulièrement élevés. C’était là comme une sorte de transcendance qui parvenait à les réunir au-delà de leurs nouvelles identités ressenties comme opposées (7).
Cette dynamique d’ouverture et de fermeture, d’homogénéisation et hétérogénéïsation s’applique aux personnes et aux groupes comme aux
organisations, aux régions et aux sociétés. De ce fait, on pourra traiter ensemble – même si on les distingue – les ouvertures intra et intersociétales. A l’intérieur d’une même société, séparations et frontières existent aussi entre populations, régions et secteurs d’activités mais les occasions de transferts culturels, collages, greffes ou crases ne manquent pas: ce sont les mariages ou les activités des artistes utilisant plusieurs produits culturels hors de leur site d’origine. Les efforts d’unification nationale sont aussi d’importants facteurs de recomposition culturelle.
Aujourd’hui, on assiste à une certaine unification du monde en raison du développement des communications. Ce ne sont plus seulement les transferts intrasociétaux mais aussi les transferts intersociétaux qui se multiplient. Le tourisme diffuse vêtements et goûts alimentaires divers. Les domaines scientifiques, économiques, techniques deviennent en partie les mêmes et dans une certaine mesure aussi les univers médiatiques: des films, des chansons, des jeux vidéo. On craint là aussi une homogénéisation culturelle mondiale: jeans, Coca-Cola, expansion de l’anglais, pratique des réseaux informatiques, etc… Le problème est en réalité mal posé. Il n’y a pas à contester les orientations homogénéisantes. Mais les orientations hétérogénéïsantes du passé sont encore plus nombreuses et toujours vivaces. Que l’on songe à la Chine, à l’Inde aux mille langues.
De plus, nous l’avons expliqué, l’hétérogénéïsation est toujours à l’oeuvre et se maintiendra demain. Une langue anglaise qui se généraliserait cesserait d’être la langue anglaise originelle et commencerait à engendrer des langues différentes. Autrement dit, homogénéisation, hétérogénéïsation sont deux tendances antagonistes. Quand on voit l’une se développer, on peut penser que l’autre va disparaître alors qu’elle ne fait que se potentialiser à travers des conditions moins visibles dans l’instant.
43. L’interculturation et l’intérité déniées
Le travail de Georges Devereux a mis en évidence le fait que nombre de modifications voire d’inventions culturelles ne sont pas simplement le produit d’emprunts à l’autre culture mais tout autant les fruits des oppositions et résistances. Pour un pays, ses acteurs et sa culture, refuser activement la culture d’un autre pays peut, en fin de compte, laisser plus de traces que dans le cas d’une attitude de réception passive.
Devereux nous introduit à plusieurs notions clefs pour une compréhension de la mondialisation. L’interculturation est première : c’est à partir d’elle que les cultures se produisent ensemble alors même qu’elles s’isolent ou se combattent. Dans ce processus, il y a toujours des rapports de domination mais cela ne signifie pas, comme on le pense naïvement, que les cultures, hier différentes, vont devenir semblables demain. On est dans un processus antagoniste qui entraîne les cultures à devenir en même temps homogènes et hétérogènes. Il faut être en mesure de définir ce qui circule entre les cultures et peut même, à un moment, s’installer chez toutes.
L’interculturalité entraîne bien une intérité qui risque d’être déniée. Les oppositions stratégiques se poursuivent et rendent impossible d’avouer et souvent même de voir ce qui nous vient de ceux avec lesquels nous sommes en conflit.
Hier, le religieux pouvait parvenir à être l’expression acceptée de cette intérité.
Aujourd’hui, la référence intéritaire semble bien être les technologies qui deviennent communes à partir de pays d’origine souvent différents.
Il faut être aussi en mesure de comprendre ce que chaque pays continue à produire comme culture spécifique, reprenant, modifiant, inventant au besoin sa singularité profonde.
L’acculturation antagoniste de Devereux est née en même temps que la théorie de Piaget qui pose clairement l’antagonisme adaptatif entre perspectives à la fois conjointes et opposées : celle de l’accommodation quand le sujet se soumet à l’influence des structures des objets externes, celle de l’assimilation quand il essaye à l’inverse de soumettre les objets à ses structures propres.
Dans cet échange, sans cesse interactif et mobile, l’intérité est difficile à saisir. Structures et contenus “entre” vont se constituer comme un mixte de contraintes et d’appropriations. Cette intérité va plus ou moins travailler les cultures antérieures et les transformer. On a dénoncé, par exemple, l’imitation des Japonais alors qu‘eux-mêmes ont mis en évidence à quel point sur cette base ils étaient inventeurs (8).
Grâce à l’oeuvre de Devereux, indépendamment des mots employés, on est passé de l’acculturation à l’interculturation.
Celle-ci pose que les relations sont souvent antagonistes et ne se ramènent pas à la seule influence assimilatrice des dominants sur les dominés. Il faut cependant se rendre compte de l’hétérochronie des sociétés : elles ne sont pas dans les mêmes développements historiques. D’où un choc quand elles se rencontrent sur leurs bases culturelles spécifiques. Le processus d’interculturation peut être pacifique mais il est souvent violent.
La perspective simplificatrice de l’évolutionnisme qui déclare certaines sociétés en retard et d’autres en avance est très insuffisante. En réalité, les sociétés dites en avance ont des atouts nouveaux mais pour les acquérir elles ont souvent dû abandonner des atouts anciens que conservent justement les sociétés prétendues en retard.
Une analyse prospective de l’interculturation doit mettre en évidence la dynamique de ces différents atouts.
Il lui faut découvrir comment les atouts nouveaux travaillent les sociétés qui ne les ont pas; et comment les anciens atouts travaillent toujours dans les sociétés qui sont en train de les perdre. Les sociétés sont sans cesse prises dans un double mouvement de ressemblance et de différenciation. Chacune y cherche la synthèse qui la rend unique, singulière, universelle dans ses particularités.